« Photomontages porno, photos de mon visage sur des baleines, traitée de ‘pute à nègre’, mèmes sur la nourriture… la liste de leurs insultes à mon égard est infinie », énumère la chanteuse Mathilde. La trentenaire est prise pour cible par un groupe de « neurchi », un terme en verlan qui définit un groupe Facebook privé de « chineurs » dédiés à un thème. Depuis sa création en décembre dernier, il ne se passe pas un jour sans que Mathilde ne soit prise à partie, via des photomontages dégradants, insultes ou commentaires malveillants dans ce groupe privé, ou en commentaires sur ses réseaux sociaux (clips sur YouTube, post Instagram, vidéos TikTok, tweet…).
Il a pu arriver qu’à l’heure du déjeuner, il y ait déjà onze publications à son sujet sur la page du groupe, qui compte plus de 3 600 personnes membres. En moyenne, il y en a six par jour, mais on peut atteindre vingt publications quotidiennes. « Il s’agit massivement de contenus grossophobes, de comparaisons et photomontages sur des porcs, des sangliers, des baleines, mais aussi du porno. Il y a aussi beaucoup de commentaires qui disent que je suis folle, et récemment, transphobe, depuis une vidéo TikTok où j’ai dit que j’étais au bord de la crise de dysphorie de genre. Il y a eu un montage de moi pendue avec un tee-shirt trans », nous explique-t-elle.
Ces groupes privés de cyberharcèlement ne sont malheureusement pas nouveaux. La journaliste Pauline Ferrari, spécialisée dans les questions de cyberféminisme explique : « Le principe de groupe privé existe depuis le début d’internet. C’est le seul truc qui fait encore tenir Facebook. Les ‘neurchi’ sont un phénomène très vieux, il en existe des incroyables, mais aussi beaucoup de haineux. Le principe de groupe privé renforce le principe d’impunité. 3 000 personnes pour un ‘neurchi’, ça reste peu, mais c’est bien assez pour lancer des raids.»
Pour Mathilde, le raid est continu et ce n’est pas la première fois qu’elle subit du harcèlement massif. Cela a débuté bien avant. « Depuis mon passage dans The Voice en 2016, je subissais déjà pas mal de commentaires sous mes clips ou mes posts sur les réseaux sociaux, mais tout a changé le 25 novembre 2021. J’ai fait un clip collégial sur ma reprise de l’Hymne des femmes avec beaucoup de femmes politiques dont Sandrine Rousseau, Raquel Garrido ou Najat Vallaud-Belkacem. Il y a eu un article dans F de Souche (site d’extrême droite) et j’ai récupéré les haters de tout le monde, en même temps. À partir de là, ça ne s’est plus jamais arrêté. J’ai commencé à visibiliser mon harcèlement en montrant leur profil, leur prénom, leur photo. Ça les a énormément énervés, et le harcèlement s’est démultiplié.»
Un débordement au-delà du groupe privé
Au sein du neurchi, des messages épinglés indiquent les contenus n’auraient pas vocation à sortir du groupe : « On ne harcèle personne, puisqu’on ne va littéralement pas lui parler. En revanche, aller l’insulter, non seulement ça entre dans le harcèlement, mais en plus ça lui donne la fausse impression d’avoir des arguments et c’est lui donner ce qu’elle veut.» On peut aussi lire : « Ce neurchi n’est pas un défouloir, il sert à dénoncer de flagrant de déni et la mauvaise fois de la gr**** , en aucun cas il a été sujet d’une quelconque Vendetta envers elle.»
Pourtant, la réalité est tout autre, car outre la publication de contenus malveillants sur le groupe Facebook, certains sont ensuite diffusés publiquement sur d’autres réseaux publics.
Les contenus publics de Mathilde sur les réseaux sociaux, vidéos TikTok, Twitter, Insta ou Facebook sont également la cible de commentaires haineux. Si elle n’a jamais été interpelée dans l’espace physique, elle ressent toutefois la peur de croiser un ou plusieurs membres véhéments du groupe : « Maintenant, je ne vais plus en manif sans mon mec, par exemple. J’ai commencé à discuter avec ma production, d’un budget pour avoir un service d’ordre pour toute apparition publique lors de ma promo. J’habite à la campagne, on sait dans quel village, car l’info est sortie via The Voice. Je pense aussi que certains d’entre eux savent où j’habite quand je suis à Paris. J’ai peur qu’ils s’en prennent à mes parents, à mon mec. J’ai déjà rêvé qu’ils égorgeaient mon chien.»
Si elle est suivie par plusieurs praticiens pour sa santé mentale, le matraquage quotidien dont elle est victime est de plus en plus dur à supporter.
De la haine contre les personnes grosses
Si certains propos relèvent de l’injure, et sont donc condamnables, d’autres sont plus compliqués à définir, car la haine contre les personnes grosses n’est pas encore qualifiée juridiquement en France. Elle a beau être de plus en plus dénoncée via les associations, notamment depuis que l’apparition du terme grossophobie permet de la qualifier, cette discrimination spécifique peine à trouver de la place dans les politiques publiques de lutte contre les discriminations.
Pour Sonia* (prénom modifiée à sa demande), militante anti-grossophobie à Bruxelles, ¡ que ce soit en France ou en Belgique, le problème reste le même, les pouvoirs publics refusent de prendre en compte la grossophobie autrement que par le prisme de la santé et de la nutrition. Le discours est toujours pareil, les gros sont un danger pour eux-mêmes et pour la société. Aucune reconnaissance de la souffrance que cette position sociale engendre n’est admise, car cela reviendrait pour eux à légitimer les gros. Mais on ne veut pas être légitime à vivre ou non, on existe et on veut les mêmes droits que tout le monde, c’est tout !»
L’association Gras Politique note, sur son site, l’absence du critère de grossophobie dans les discriminations répertoriées sur le site du Défenseur des Droits, au profit d’une vague appellation « Apparence physique », et appelait pour l’élection présidentielle 2022 à une vraie prise en compte de la grossophobie. À l’Assemblée comme au gouvernement, le mot « grossophobie » n’est entré dans le débat que le 14 mars dernier, lors d’une question écrite au ministère de l’Intérieur de la députée LFI Ségolène Amiot, sur des cas de discriminations grossophobes concernant des pompiers volontaires.
Qui sont les membres de ce groupe ?
Si la grossophobie n’est encore pas clairement identifiée en France, les harceleurs de Mathilde, eux, le sont. Parmi les 3 600 membres du neurchi, beaucoup ne prennent même pas la peine d’utiliser un pseudo et s’affichent en photo, avec parfois le nom de leur partenaire ou de leur employeur indiqué sur leur page.
On découvre, en cliquant sur différents profils, un jeune papa qui diffuse des photos de son enfant, un membre des forces de l’ordre de Belgique, un autre encore qui affiche son soutien à la lutte contre le cancer du sein, ou bien un internaute qui déplore la mort de Lucas, jeune homme gay harcelé par ses camarades de classe.
Chez certains, on trouve diverses références à l’extrême droite, au nazisme, à l’antisémitisme et à l’islamophobie, toujours sous couvert « d’humour ». Ils publient ainsi des références à la Shoah en appelant les juifs les « suifs », ou encore utilisent de fleur de lys, symbole monarchique approprié par l’extrême droite en ligne.
« Ce sont majoritairement des hommes, de tout âge », analyse la chanteuse, « certains agissent sous des pseudos de femmes, mais quelques clics suffisent pour savoir qu’il s’agit en vérité d’hommes.» Cette pratique n’a rien d’extraordinaire. Pour Pauline Ferrari, « Au début des années 90, avec les premiers forums d’internet, les hommes des forums ont édité des règles [fictives, qui sont devenues ensuite “cultes”, ndlr], dont la règle 30, qui dit qu’il n’y pas de femmes sur internet et que si tu discutes avec une femme, il y a 90 % de chance que ce soit un mec. Les femmes ont très peu de place sur internet, ça se solde toujours sur du cyber-harcèlement.»
Alors pourquoi se faire passer pour des femmes, si ces hommes estiment qu’elles n’y ont pas leur place et devraient se taire ? « Prendre un pseudo de femme résulte de la croyance masculiniste qu’être une femme, de manière générale, c’est plus simple, et que les hommes sont désavantagés dans la société actuelle. Ils pensent que cela les protégera et qu’ils conserveront leur anonymat. Cela peut aussi leur permettre d’infiltrer des cercles féministes, par exemple.» détaille la journaliste.
Sur la page, Mathilde est présentée comme une « féministe extrémiste dans la haine des hommes, [qui] appelle au harcèlement dans sa story en affichant chaque personne (nom+photo+profession qd elle le peut) émettant un avis négatif à son sujet et au sujet de ses idéologies.»
Renverser les responsabilités
Sur une publication du groupe, on peut lire que Mathilde « appelle au raid à notre encontre et continue sa politique de diffamation et de cyberharcèlement tout en criant au cyberharcèlement dès que quelqu’un parle d’elle négativement.» Cet inversement des responsabilités est une technique commune des groupes réactionnaires. Sur le groupe, personne ne se revendique comme masculiniste. Néanmoins, la teneur des propos publiés ainsi que les mécanismes y font totalement écho. « Si la misogynie remonte au moins à Aristote, l’anti-féminisme est aussi vieux que le mouvement de défense des droits des femmes. Le monde numérique n’a rien inventé. En revanche, il a permis aux discours masculinistes de prendre de nouvelles dimensions », explique la journaliste Mathilde Saliou dans son ouvrage Techno Féminisme, comment le numérique aggrave les inégalités (Grasset, 2023).
De son côté, la chanteuse Mathilde définit leur haine comme « la réjouissance de la détresse d’autrui, qui crée un sentiment collectif. Détester ensemble crée de fausses amitiés, des jeux de virilité (…) c’est de l’ordre de la mise à mort publique. Ils en tirent une sensation de satisfaction perverse, un sentiment de communauté dans ce neurchi, et un sentiment d’appartenance.»
Pour le moment, Mathilde n’a pas cherché à contacter Facebook ni à faire de signalement, car elle estime que la plateforme ne pourra rien pour elle. Sur le papier pourtant, il est précisé par la Direction de l’administration légale et administrative sur leur site que les contenus dont est victime Mathilde (à savoir « Diffusion d’images violentes ou pédophiles / Incitation à la violence / Incitation à la violence sexuelle et ou sexiste / Atteintes à la dignité humaine / Harcèlement / Injures sexistes / Diffamation / Atteintes au droit à l’image et à la vie privée ») peuvent faire l’objet de poursuites, comme précisé : « Le contenu peut être poursuivi même s’il n’est pas accessible à tous les internautes. Il peut être, par exemple, accessible à seulement certains ‘amis’ sur un réseau social.»
Dans ce cas, les auteurs peuvent être mis en examen, tout comme la plateforme hébergeuse. Pour faire retirer un contenu ou fermer le groupe, le dispositif national de signalement Pharos existe, ou il faut se plier aux règles de l’hébergeur. Dans le cas de Facebook, il est signalé sur sa page Aide que les « Déclarations haineuses, menaces crédibles ou attaques directes à un individu ou un groupe » font partie des contenus illégaux.
Au niveau juridique. Mathilde compte porter plainte avec l’aide d’une avocate spécialisée sur ces questions de cyberharcèlement, espère faire fermer le Neurchi et dissuader les harceleurs de continuer, même sur un autre groupe privé.
Contacté par Numerama, Facebook n’est pas revenu vers nous.
+ rapide, + pratique, + exclusif
Zéro publicité, fonctions avancées de lecture, articles résumés par l'I.A, contenus exclusifs et plus encore.
Découvrez les nombreux avantages de Numerama+.
Vous avez lu 0 articles sur Numerama ce mois-ci
Tout le monde n'a pas les moyens de payer pour l'information.
C'est pourquoi nous maintenons notre journalisme ouvert à tous.
Mais si vous le pouvez,
voici trois bonnes raisons de soutenir notre travail :
- 1 Numerama+ contribue à offrir une expérience gratuite à tous les lecteurs de Numerama.
- 2 Vous profiterez d'une lecture sans publicité, de nombreuses fonctions avancées de lecture et des contenus exclusifs.
- 3 Aider Numerama dans sa mission : comprendre le présent pour anticiper l'avenir.
Si vous croyez en un web gratuit et à une information de qualité accessible au plus grand nombre, rejoignez Numerama+.
Abonnez-vous gratuitement à Artificielles, notre newsletter sur l’IA, conçue par des IA, vérifiée par Numerama !