« Je ne serais jamais assez reconnaissante », nous confie Alex. C’est en jouant à Life is Strange : True Colors que sa vie a changé, il y a deux ans. « J’ai toujours su que je n’étais pas hétérosexuelle, mais j’étais dans une relation hétéro longue de 6 ans et je me questionnais sur ce que je voulais », explique-t-elle. Devant son écran, elle a alors une révélation : la relation lesbienne à l’écran lui fait l’effet d’un « immense impact » pour se comprendre elle-même. C’est le « coup de pouce » qu’il lui fallait pour mettre fin à la relation dans laquelle elle se sentait auparavant bloquée, afin de s’octroyer enfin la liberté d’être ce qu’elle est vraiment.
C’est en cela qu’une fiction et ce qu’elle représente n’est jamais anodin. L’interactivité des jeux vidéo participe d’autant plus à cet impact. En l’occurrence, un personnage en particulier a tout changé pour la jeune Canadienne : Steph Gingrich. Pleinement présentée comme lesbienne, celle-ci fait partie des love interests de l’héroïne (Alexandra Chen) de True Colors, ce jeu où les choix influent sur l’histoire. C’est la marque de fabrique de toute la licence Life is Strange depuis 2013, dont l’autre signe distinctif est sa charge émotionnelle pour de nombreuses personnes. La saga Life is Strange peut avoir un effet cathartique en matière de santé mentale, à quoi s’ajoute une représentation LGBT rare en son genre.
Le premier opus était déjà une petite révolution en 2015 (bien qu’imparfaite — nous y reviendrons), car Max et Chloe pouvaient être dans une relation amoureuse, selon les choix que vous faisiez.
En attestent les témoignages de personnes pour qui l’impact de ce jeu sur leur identité queer (qui ne se reconnait pas dans les carcans hétérosexuels ou cisgenres), en tant que lesbiennes, a été déterminant. C’est le cas pour Mélissa. Life is Strange et son préquel Before the Storm ont été les premières expériences narratives où elle pouvait choisir une relation amoureuse entre femmes. « Ayant choisi consciemment l’arc narratif avec de la romance entre deux femmes, ça m’a amené à me questionner sur mon orientation, à réaliser que j’avais effectivement une attirance pour les femmes », explique-t-elle à Numerama.
« En expérimentant ces jeux, j’ai eu un déclic et une remise en question. J’ai décidé de m’affirmer, en parler à mes amis et, par la suite, j’ai rencontré une femme avec qui je suis, depuis, en couple. » Elle vivait « la vie traditionnelle hétéro sans se remettre en question », mais « en sachant qu’il y avait quelque chose qui me manquait ». La représentation fictionnelle et interactive, dans ce jeu, a servi de déclic : « Ça m’a motivé à agir et à y réfléchir de façon plus sérieuse. »
Les témoignages de ce type existent par centaines. « Le premier jeu Life is Strange m’a vraiment aidée dans mon coming out », écrit une internaute en commentaire d’un post qu’avait publié Alex, l’année dernière, sur un groupe Facebook, pour célébrer la saga lors de la Semaine de la Visibilité Lesbienne (mi-avril). « Life is Strange a eu le même effet sur moi et il semblerait que ce soit pareil pour beaucoup d’autres personnes dans cette communauté, j’adore ça », répond une autre fan. « Chloe a été mon réveil gay », abonde une troisième membre du groupe. « Life is Strange a fait pareil pour moi en m’aidant dans mon coming-out », affirme une quatrième. « J’ai commencé à jouer au premier jeu très peu de temps après mon coming-out lesbien (…), c’était la première chose que j’avais regardée ou jouée depuis mon coming-out qui contenait une représentation LGBTQ+ et plus spécifiquement de l’amour entre femmes, et 3 ans plus tard, c’est toujours ma série de jeux préférée », peut-on encore lire.
Une lesbienne dans un jeu = une « shitstorm » masculiniste garantie
D’autres sagas que Life is Strange mettent en scène des héroïnes lesbiennes. Ce n’est jamais sans heurts, comme le démontre une nouvelle fois l’actualité. Fin avril 2023, le DLC d’Horizon Forbidden West sortait sur PlayStation 5. Un nouveau chapitre, de nouvelles machines, de nouveaux personnages et… une histoire romantique, avec Seyka. Le contenu additionnel se solde — si le joueur ou la joueuse en décide — par un baiser entre Aloy et Seyka.
Il n’en fallait pas moins pour qu’une tempête de lesbophobie se déchaîne contre le DLC avec un review bombing faisant tomber la note du jeu à 3/10. Des internautes ont mis, par dizaines, la note de 0/10 pour « sanctionner » cette romance lesbienne entre les deux héroïnes. Bien sûr, ces notes ne concernaient pas la qualité graphique ou narrative du contenu. Elles relevaient bien d’une discrimination à grande échelle contre une orientation sexuelle et amoureuse.
Un phénomène de haine qui est à l’image des freins récurrents qui touchent encore aujourd’hui le milieu des jeux vidéo dans la représentation des lesbiennes. La saga The Last of Us, pourtant plus qu’acclamée pour toutes ses qualités, a subi aussi son lot de violences sur les réseaux sociaux lorsque, dans le DLC Left Behind, Ellie embrassait Riley. Ce qui s’est encore accru quand le second opus, The Last of Us Part II, a intégré une romance lesbienne complète en incluant le personnage de Dina.
Le jour où Lara Croft a failli être lesbienne
Si ces shitstorms font parler d’elles, la plus grande difficulté se pose bien en amont, dès le développement des jeux. Une célèbre tête d’affiche en a fait les frais en toute discrétion : Lara Croft. L’héroïne a longtemps été sexualisée à outrance dans son physique, jusqu’à ce que le reboot de 2013 rompe avec cette tradition. Mais il se trouve que Lara Croft a, depuis ce reboot, une « meilleure amie », Sam Nishimura. Une relation queer se cache-t-elle derrière cette apparence ? C’est ce que de nombreuses joueuses et joueurs ont estimé, à partir des indices disséminés dans leur comportement et leurs dialogues, mais sans que ce soit jamais officialisé dans l’univers.
En 2020, dans un tweet désormais supprimé (mais archivé), Jackson Lanzing, l’auteur du comics Tomb Raider: Inferno — spin-off des jeux –, a révélé avoir tenté de rendre cette relation officielle. Dans une première version, les deux femmes se confient sur leur amour réciproque et s’embrassent à la fin. Phillip Sevy, le dessinateur, avait même préparé la planche. « Au moment de la publication, leur baiser final s’est transformé en une accolade amicale », expliquait Lanzing dans son tweet.
La raison de ce changement de dernière minute est inconnue. Il est probable que l’éditeur ait fait barrage, estimant peut-être que canoniser une relation lesbienne pour Lara Croft était un risque commercial pour le public masculin hétérosexuel. Le personnage de Sam fut tout bonnement supprimé de l’adaptation au cinéma avec Alicia Vikander.
Life is Strange, du simple bisou à la véritable représentation
De son côté, la saga Life is Strange a connu une évolution toujours plus positive. D’abord, dans les comics qui font suite au premier jeu : dans la trilogie écrite par Emma Viccieli et dessinée par Claudia Leonardi, l’histoire d’amour entre Chloe et Max est cette fois-ci solidement installée, en couple. Max se trouve séparée de Chloe, car projetée dans une dimension parallèle où Chloe habite en couple avec Rachel. Max se lance dans un road trip interdimensionnel pour retrouver « sa » Chloe, l’amour de sa vie, et ce, avec l’aide du duo « Chloe 2 » et « Rachel 2 ». Les comics bénéficient donc d’une histoire, bien construite, cohérente, mais aussi d’un récit pleinement queer — naturellement intégré à la narration.
L’évolution vers une représentation plus affirmée est tout aussi notable dans les jeux. Le premier présentait Max et Chloe comme deux meilleures amies, dont l’amour était un chemin parmi d’autres. Le préquel, Before the Storm, était plus direct sur la relation entre Chloe et Rachel. True Colors est le plus avancé dans la représentation queer. L’héroïne peut être plus ou moins hétéro, bi ou lesbienne selon les choix. Mais c’est le personnage de Steph Gingrich (aperçue dans le préquel, puis intégrée dans cette suite) qui change véritablement les choses pour la représentation lesbienne spécifiquement. D’autant qu’elle dispose de sa propre extension (Wavelenghts) et qu’elle est le personnage principal du premier roman Life is Strange.
« Je me reconnais bien davantage en Steph qu’en Chloe. J’aime Chloe en tant que personnage, mais on s’identifie beaucoup plus à Steph », confie Alex auprès de Numerama. Tout semblait si « naturel » avec cette protagoniste, ajoute Alex. Elle mentionne la construction très complète de Steph, qui existe indépendamment du regard que l’on peut poser sur celle, et qui renforce ainsi une forme d’empowerment : « Je m’identifie, car elle a des traumas, mais qu’elle est terre à terre et empathique, elle fait attention aux autres, elle est une geek (…) », détaille-t-elle, ajoutant que l’importance du personnage dans sa vie l’a conduite à se faire tatouer le même motif qu’elle sur le bras.
C’est un type de témoignages là encore assez récurrents concernant Steph. Le magazine Gayming lui avait consacré une chronique entière et son autrice expliquait que ce personnage impliquait une transition dans la façon de représenter les lesbiennes à l’écran : Steph est un personnage qui existe par elle-même. Le DLC qui lui est consacré explore son intériorité, ses souvenirs douloureux ou joyeux, ses passions. Le contenu aborde aussi, par exemple, la mémoire de sa première pride (la marche des fiertés) : elle en parle comme l’un des rares moments où disparaît cette boule au ventre qui l’empêche de se sentir pleinement exister en société.
Être lesbienne est ainsi représenté comme une identité proprement individuelle, indépendamment de toute relation amoureuse ou sexuelle et donc de tout regard extérieur. En clair, Steph est écrite autant comme une personne à part entière qu’en tant que lesbienne à part entière. « Elle est plus humaine », résume Alex.
Ce n’est pas un détail : les fictions qui incorporent des personnages dont l’hétérosexualité est induite sont pléthores et largement dominantes. C’est bien ce référentiel-là qui semble être le plus difficile à changer dans le monde des jeux vidéo. Car, sans ce postulat, un ou une scénariste aurait la liberté d’écrire une Lara Croft lesbienne, sans que l’on puisse prédire une vague de haine envers ce choix narratif, contre lequel il n’y a normalement aucun véritable obstacle.
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