Le Sénat conduisait le 9 décembre dernier différentes auditions à huis clos dans le cadre du Comité de suivi de l’état d’urgence, mis en place pour s’assurer que l’État n’abuse pas des pouvoirs spéciaux confiés à la suite des attentats du 13 novembre 2015, et pour tirer des enseignements sur les pratiques et les obstacles rencontrés par les spécialistes de l’anti-terrorisme. Le Sénat a rendu public le compte-rendu d’audition, qui permet d’en savoir plus sur les attentes des juges.
Les sénateurs ont en effet entendu David Bénichou, le vice-président chargé de l’instruction à la section antiterroriste et atteintes à la sûreté de l’État au tribunal de grande instance de Paris. Celui-ci a vivement critiqué le manque de moyens des juges pour prévenir les actes de terrorisme, en demandant que les magistrats disposent de pouvoirs légaux et de moyens technologiques beaucoup plus proches de ceux dont disposent la police et en particulier les services de renseignement.
Une justice antiterroriste sert-elle à compter les morts ?
Alors que le rôle premier de la police est traditionnellement d’empêcher la commission des infractions, et le rôle de la justice est de les punir, M. Bénichou réfute l’opposition. « Une justice antiterroriste sert-elle à entraver des attentats ou à compter les morts en offrant à leurs auteurs une tribune, et à leur payer un avocat ? », a-t-il lancé. « Nous préférons prévenir les attentats. Pour cela, il nous faut des moyens opérationnels, performants et actualisés ».
Le magistrat a ainsi formulé deux demandes principales. Tout d’abord, il souhaite que les juges puissent saisir les e-mails archivés des suspects dans le cadre d’enquêtes préliminaires, sans que les personnes concernées soient prévenues. Actuellement les juges doivent se contenter de mettre sur écoute les boîtes emails des suspects pour collecter les correspondances reçues ou envoyées à un instant T, mais ils ne peuvent pas collecter ce qui a été émis ou reçu dans le passé (ce qu’a rappelé la cour de cassation le 8 juillet 2015). Le seul moyen d’obtenir copie des e-mails passés est de réaliser une perquisition, ce qui en droit oblige à prévenir le suspect qu’il fait l’objet d’une enquête, et à lui faire assister à la perquisition.
Ensuite, le magistrat demande à pouvoir installer des mouchards informatiques chez les suspects. En théorie cette capacité à capter à distance des données grâce à un dispositif installé localement (clé USB ou autre) ou injecté par une attaque informatique existe déjà en droit, depuis la loi Loppsi de 2011. Elle autorise les juges d’instruction à faire « mettre en place un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, d’accéder, en tous lieux, à des données informatiques, de les enregistrer, les conserver et les transmettre, telles qu’elles s’affichent sur un écran pour l’utilisateur d’un système de traitement automatisé de données ou telles qu’il les y introduit par saisie de caractères ».
Recourir à des hackers ou aux services de l’État
Mais dans les faits, comme nous l’avions déjà signalé en 2013, les juges n’ont pas accès aux outils théoriques. Les services de l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) doivent en effet homologuer les outils mais selon le juge Bénichou, seuls deux outils ont été validés depuis 2011, et pour une raison inconnue, « le ministère de la justice ne les a toujours pas mis à notre disposition ».
« Les services de renseignement monopolisent les outils et ne les mettent pas à notre disposition, par crainte de les voir divulgués. Ils ont pourtant une durée de vie très courte », regrette le magistrat antiterroriste.
David Bénichou demande donc que les juges antiterroristes puissent faire appel à des « experts » extérieurs pour développer de tels outils, c’est-à-dire à des hackers à qui le magistrat passerait commande en fonction des besoins du moment. « Un amendement du Sénat autorisant le juge à commettre un expert pour développer un outil a malheureusement été retiré, le ministre de l’intérieur invoquant la sécurité du système d’information de l’administration », rappelle le juge.
Les services de renseignement monopolisent les outils
Or, « contrairement au contre-espionnage, la lutte contre le terrorisme est avant tout un problème judiciaire : nous avons un besoin opérationnel constant de ces éléments ». « C’est pourquoi je vous suggère de redéposer cet amendement », a-t-il demandé aux sénateurs.
Depuis 2014, la loi autorise potentiellement la police judiciaire à faire appel à des hackers, mais uniquement dans un cadre de perquisitions pour obtenir l’accès à des données chiffrées ou inaccessibles sur le matériel saisi. L’article 57-1 du code de procédure pénale permet en effet aux officiers de la PJ de « requérir toute personne susceptible d’avoir connaissance des mesures appliquées pour protéger les données auxquelles il est permis d’accéder dans le cadre de la perquisition » ou pour « leur remettre les informations permettant d’accéder aux données mentionnées ».
À défaut de pouvoir avoir accès à ces mêmes personnes dans le cadre de mises sur écoute ou de piratage à distance des données, le magistrat souhaite pouvoir recourir aux services du Centre Technique d’Assistance (CTA), qui sert déjà aux magistrats dans les affaires les plus graves, lorsqu’ils doivent déchiffrer un contenu saisi par les enquêteurs. Le CTA met à la disposition de la justice ses analystes et ses supercalculateurs pour décrypter les contenus, sans que la justice ne sache quels moyens techniques ont été utilisés pour obtenir la version en clair.
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