Avec des milliards de vues, le hashtag Booktok révolutionne le monde du livre. Si bien que les maisons d’édition misent sur la romance et la fantasy dans leurs catalogues, deux genres populaires dans la communauté. Mais, cette nouvelle tendance de lecture, où l’on trouve parfois beaucoup de violence envers les femmes, peut questionner.

« Pour moi, il y a de gros problèmes dans ce livre : banalisation de la violence, misogynie, etc. » Des commentaires de ce type, on en trouve plusieurs dizaines concernant le livre Captive de Sarah Rivens. Vendu à 200 000 exemplaires en France, il est largement promu sur Booktok, la communauté de lectrices et lecteurs de TikTok aux 91 milliards de vues dans le monde.

Dans la même veine que Booktube ou Bookstagram, les Booktokeuses sont de véritables critiques littéraires dont l’expertise est très suivie. Les plus connues se sont spécialisées dans le genre de la romance et ses dérivés, la new romance (marque déposée par Hugo Publishing) et la dark romance. Ces genres, souvent méprisés par les critiques littéraires « mainstream », sont plébiscités par de jeunes adultes, mais également par des adolescentes.

Parmi les livres les plus lus, Captive, Jamais Plus ou encore Gild : la saga d’Auren, ont tous le point commun de contenir des scènes violentes envers les femmes (tortures, viols, violences psychologiques) ou de « smut », des scènes érotiques ou sexuelles. Ce qui inquiète parents, professeurs, sociologues ou encore membres de la communauté.

L’impact des fictions sur la construction

Pour comprendre le phénomène, il faut d’abord dire que Booktok est devenu une safe place, un lieu privilégié pour une communauté de lectrices et lecteurs bienveillants, sans jugement sur la littérature recommandée. C’est en tout cas ce que Eloise Lebailly, 20 ans, Booktokeuse aux 9 800 abonnés, vit depuis qu’elle est arrivée sur le hashtag. Elle y partage ses coups de cœur littéraires, « beaucoup de fantasy, de fantastique et un peu de romance ». Depuis quelque temps, elle fait aussi des vidéos plus pédagogiques. Dans l’une d’elles, on voit sa sœur à la Fnac en train de choisir un livre « Emma, 12 ans, veut lire de la new romance mais malheureusement a une sœur booktokeuse qui contrôle toutes ses lectures », peut-on lire.

« C’était sous forme de blague, car ma mère surveille déjà beaucoup les lectures de ma sœur et elle me demande toujours avant de prendre un livre », indique la booktokeuse interrogée par Numerama. Mais, cette vidéo, aussi humoristique soit-elle, pose une vraie question, celle de l’âge de certaines adolescentes qui se laissent tenter par des livres promus sur Booktok. Sous sa vidéo, Eloïse Lebailly reçoit le commentaire d’une mère qui cherche des livres adaptés à sa fille de 13 ans : « Je lui ai répondu en vidéo et c’est à partir de là que j’ai fait des recommandations de livres par âge. »

Le sujet des violences envers les femmes dans certains livres de dark romance ou même fantasy semble être un tabou dans la communauté. Pourtant, certains passages sont particulièrement crus, à l’instar de l’ouverture du tome 1 de Gild : la saga d’Auren, écrit par Raven Kennedy, où l’on trouve une scène explicite. Calypso, étudiante en sciences sociales, qui vient de rédiger un mémoire sur Booktok, s’interroge sur la prévention effectuée tout le long de la chaîne du livre auprès de Numerama : « C’est un sujet compliqué, si les maisons d’édition ne font pas assez de prévention, et que les librairies non plus, Booktok peut prendre le relais pour dire ‘attention’ », indique-t-elle. « Quand tu fais de la chronique littéraire, tu as un rôle de prévention. »

Thread de Calypso, concernant la prévention sur certains livres, qui ne sont pas adaptés aux plus jeunes.

« Il faut avoir un certain recul pour lire certains livres », insiste Eloise Lebailly. Ainsi, plusieurs membres de Booktok n’hésitent pas à signaler les triggers warnings et à faire de la prévention en commentaire des vidéos.

Comme pour d’autres produits culturels (films, jeux vidéos, etc.), ces histoires peuvent avoir un fort impact sur un jeune public. « Il y a des profils plus à risque par rapport à des processus d’identifications », indique Matthieu Danias-Uraga, psychologue du développement, chargé de cours à l’université de Bordeaux, à Numerama. Il est l’auteur d’une thèse sur les usages numériques des 15-30 ans et leur construction identitaire. Il souligne que l’âge de la lectrice ou du lecteur est important, car « plus l’individu est jeune, plus il s’identifie »

Des stéréotypes de genre qui inquiètent

Presque six ans après MeToo, plusieurs de ces histoires véhiculent, non seulement des violences envers les femmes, mais aussi des stéréotypes de genre : les personnages masculins sont mystérieux, dominants, voire violents alors que les personnages féminins sont inexpérimentés, parfois soumis et elles tombent amoureuses malgré les maltraitances : « Je m’inquiète que cela aille à l’encontre des vues féministes, car c’est généralement le personnage féminin qui est victime d’une relation agressive, parfois abusive et dédaigneuse », peut-on lire sur le blog féministe Shoutout JMU. Pour Matthieu Danias-Uraga, il est normal que les adolescentes soient attirées par la romance, car elles sont à des moments d’exploration de la sexualité et des relations, mais ce qui importe, ce sont les outils mis en place pour débriefer ensuite.

Dans son mémoire, La romance érotique au XXIe siècle : analyse sociologique et éditoriale d’un genre littéraire médiatique, Sylvia Ennasseri s’intéresse à 50 nuances de Grey, écrit par E.L James. Elle décortique les rôles dits traditionnels dans le livre entre les deux personnages : « Ana doit rester à sa place d’épouse après le mariage : elle ne doit pas montrer son corps mais se concentrer sur son mari, se soumettre sexuellement et renoncer à son nom de jeune fille pour montrer qu’elle lui ‘appartient’. Le contrôle que Grey exerce sur sa partenaire en dehors du cadre de leur relation confirme cette répartition traditionnelle des rôles. » Une répartition surprenante, alors que les femmes s’émancipent et que certaines autrices cherchent à créer des héroïnes dites « badass ». C’est d’ailleurs le « trope » (schéma récurrent que l’on retrouve dans les romances) préféré d’Eloise Lebailly : « J’aime beaucoup la fantasy, les dystopies fantastiques. Même s’il y a beaucoup de violences, les personnages se battent pour des causes justes. » 

Alice Béja indique dans un article pour la Revue du Crieur que les livres de romance peuvent aussi faire partie de l’émancipation sexuelle des femmes : « Cette forme de la culture populaire écrite doit être envisagée comme une zone de conflit où désirs d’émancipation et représentations normatives de la féminité et de la sexualité sont moulinés par une industrie culturelle avide d’intégrer les marges dans le mainstream. » L’enseignante chercheuse affirme qu’il est encore très difficile « d’établir une corrélation directe entre le contenu de produits culturels et le comportement de celles et ceux qui les consomment ». Et, qu’il vaut mieux essayer de « comprendre pourquoi les lectrices lisent de la romance et ce qu’elles disent en retirer ».

Ouvrir des dialogues

Comprendre plutôt que juger, là est tout l’enjeu pour les parents ou même les professeurs confrontés à cette nouvelle réalité littéraire, qui concerne beaucoup d’adolescentes de 12 à 18 ans.  D’autant que Booktok est un écosystème bien réel. Même hors ligne, il est présent dans les rayons des librairies ou encore au salon du livre de Paris, où des milliers de personnes sont venues rencontrer les booktokeuses mais aussi les autrices et auteurs promus via le hashtag. 

Françoise Cahen, professeur de lettres au lycée d’Albertville et autrice d’une thèse sur les Réseaux de personnages à l’ère des réseaux sociaux numériques, explore Booktube et Booktok depuis plusieurs mois : « J’ai même mis l’Assommoir de Zola sur Wattpad pour une de mes classes qui n’était pas à l’aise avec la lecture », nous raconte-t-elle. Résultat : les élèves ont commenté le document 1 350 fois. Ainsi, Booktok, au même titre que Booktube ou Wattpad, pourrait devenir un formidable outil pour créer des ponts avec les plus jeunes et ouvrir des discussions sur la littérature. Mais aussi, pourquoi pas, sur la vie sexuelle et affective ou encore les violences dans le couple.

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