Tout est parti d’un communiqué du conseil de l’ordre des avocats de Paris, le 17 mai 2023. Commentant le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027, déposé au Sénat le 3 mai, l’organisme s’est alarmé du contenu de l’article 3. Il ouvre de nouvelles prérogatives légales pour les forces de l’ordre dans le cadre de leurs investigations.
De nouvelles capacités devant être confiées à la police, que des internautes ont analysé comme le signe d’une dérive supplémentaire en matière de surveillance. L’article prévoit « l’activation à distance de tout appareil électronique, dont les téléphones portables, en vue d’une captation de son et d’image », résume l’ordre, qui appelle à son abandon.
Cette « possibilité nouvelle », qui peut toucher « toute personne qui se trouve en tout lieu », « constitue une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l’ordre public », dénonce le conseil de l’ordre. Il y voit une disposition contraire à la fois à la Constitution et aux grands textes européens.
« On passe un cap » avec cet article 3, commente Caroline Zorn, avocate et porte-parole du Parti pirate. « Au vu du manque de respect [par la police] des garanties en matière de drones, de fichiers ou de manifestation… il faut réagir ! », intervient son confrère Jean-Baptiste Soufron, également critique quant aux perspectives ouvertes par cet article 3.
Légaliser une pratique déjà en place
Un article qui, aux yeux d’autres spécialistes, ne fait en réalité que légaliser des pratiques déjà existantes, dites « alégales ». C’est ce que pointe l’avocat Alexandre Archambault. Il dressant un parallèle avec ce qui avait été fait en 2015, avec la loi relative au renseignement et la mise en place d’algorithmes de surveillance sur les réseaux des opérateurs de télécommunications.
Une observation partagée par Olivier Laurelli, hacker et spécialiste en sécurité informatique, fondateur du site d’actualité Reflets.info. « C’est juste une légalisation d’une pratique déjà en place depuis des années », écrit-il. « C’est connu depuis au bas mot plus de dix ans, même plutôt quinze », continue-t-il. Bien qu’il la déplore, c’est à ses yeux déjà trop tard. « Il faut juste s’insurger sur les vrais sujets au bon moment. Celui-ci n’en est plus un depuis longtemps. Entrer dans la loi, c’est juste une reconnaissance d’adoption. »
L’exposé des motifs présente cette inscription dans le droit comme une « extension des techniques spéciales d’enquête pour permettre l’activation à distance des appareils connectés aux fins de géolocalisation et de captations de sons et d’images ». Une faculté d’autant plus redoutable qu’elle peut également toucher un appareil éteint, prévient Olivier Laurelli.
Dans les faits, tout le monde n’est pas censé être ciblé par ce nouveau dispositif. « Contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là, il ne s’agit pas d’activer cette possibilité pour tout le monde, ça ne pourra être déclenché que dans des cas bien précis », note Alexandre Archambault, qui observe des réserves dans l’avis du Conseil d’État — obligatoire quand il s’agit d’un projet de loi.
Des délimitations à des crimes spécifiques
Ainsi, la plus haute juridiction de l’ordre administratif français juge « nécessaire de renforcer les garanties prévues par le projet de loi », « afin d’assurer une conciliation équilibrée entre l’objectif de recherche des auteurs d’infractions et le droit au respect de la vie privée ». En particulier, l’institution défend deux limitations, reprises dans le texte :
- Limiter l’autorisation de cette technique à une durée maximale de 15 jours, avec la possibilité de la renouveler une fois si cela vient du juge des libertés et de la détention ;
- Interdire cette technique si elle cible des professions sensibles (avocat, magistrat, bâtonnier, médecin, notaire, huissier, journaliste, etc.).
Ces garde-fous dans le texte ont aussi été soulignés par Matthieu Audibert, officier de gendarmerie et spécialiste en droit privé et sciences criminelles, qui regrette une présentation biaisée de cet article 3. « Il s’agit simplement d’adapter les moyens d’investigation aux évolutions technologiques », déclare-t-il, avec des mesures resserrées à certains cas de figure.
Les infractions concernées sont « très spécifiques », dit-il, mentionnant la criminalité et la délinquance organisée. La disposition ne vise pas le tout-venant. En clair, ce procédé n’est pas pensé pour toutes les infractions. En outre, l’autorisation viendra soit du juge des libertés et de la détention, soit du juge d’instruction, qui sont issus du siège et donc indépendants du pouvoir.
La crainte d’une extension de la mesure
Des restrictions qui existent aujourd’hui, mais que d’aucuns imaginent sauter tôt ou tard. Que ce soit en élargissant petit à petit le champ d’application de la mesure, ou bien en inscrivant durablement dans le droit des dispositifs censés être provisoires et expérimentaux — une crainte récemment exprimée par La Quadrature du Net, au sujet de la loi sur les JO de Paris 2024.
« Toutes les expérimentations sécuritaires (boites noires du renseignement, mesures répressives de l’état d’urgence…) ont toujours été inscrites dans le marbre à la fin de leur durée censée être provisoire », écrivait fin 2022 l’association spécialisée dans la défense des droits dans la sphère numérique. Cette crainte se reflète aujourd’hui avec ce projet de loi sur la justice.
« Comme pour les perquisitions de nuit. Qui vont être élargies au tout venant. Comme les CI, réservées aux petits délits. Jusqu’à ce que le législateur fasse sauter le plafond et qu’on y envoie des associations de malfaiteurs. On a l’habitude », pointe l’avocat maître Eolas, qui doute que ce mécanisme reste pour toujours dans les bornes qui lui ont été fixées aujourd’hui.
Une inquiétude que Mathieu Audibert a voulue dissiper, en pointant le rôle du Conseil constitutionnel qui a limité les techniques spéciales d’enquête dans une précédente décision, lors de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Mais, c’est à supposer qu’un recours devant le Conseil constitutionnel ait lieu pour éviter une telle généralisation.
Ces échanges sur les réseaux sociaux donnent peut-être un avant-goût des débats parlementaires qu’il y aura sur ce texte dans les prochaines semaines. Le texte en est tout juste à ses débuts : il doit notamment être discuté en séance publique au Sénat à partir du 6 juin. Ensuite, le projet de loi partira à l’Assemblée nationale.
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