Des enjeux complexes entrent parfois frontalement en collision. On le voit par exemple avec le droit à l’oubli, souvent coincé entre le droit à l’information pour le public et celui pour l’individu de pouvoir passer à autre chose. L’arbitrage se fait au cas par cas, avec de temps en temps aucune issue idéale. Une nouvelle illustration de cet équilibre difficile vient justement de se manifester.
La presse a rapporté le 7 juin la disparition d’une enfant de huit ans dans le Nord. Elle a disparu à Dunkerque dans la nuit de mardi à mercredi. La fillette, prénommée Malek, aurait été enlevée par son père. Le plan Alerte Enlèvement a été enclenché, avant d’être levé. La fillette n’a pas encore été retrouvée. Sa mère a été retrouvée morte, peut-être tuée par son conjoint.
En place depuis 2006, le dispositif Alerte Enlèvement inclut des partenaires variés pour diffuser le signalement aussi largement que possible. La télévision, la radio, les transports en commun, les autoroutes, les panneaux publicitaires, les sites web, mais aussi certains réseaux sociaux sont mis à contribution. Et, bien sûr, les internautes repartagent aussi l’alerte.
L’après-Alerte Enlèvement : des photos qui restent en ligne
C’est là que la collision entre des enjeux contraires survient. Dans la logique d’une Alerte Enlèvement, il s’agit de donner des informations permettant de savoir à quoi ressemble l’enfant et de les diffuser aussi largement que possible. L’on accroît ainsi les chances de retrouver le mineur sain et sauf. Cela inclut bien sûr une photo de la victime.
On retrouve ces recommandations dans la convention Alerte Enlèvement : « sur le fond, le message d’alerte [….] peut intégrer par exemple les éléments suivants : jour, heure et lieu de l’enlèvement, description du véhicule suspect, numéro de sa plaque d’immatriculation, prénom et photographie récente de la victime, photographie du suspect. »
Pourtant, comme l’a relevé Tristan Mendès France, enseignant dans le domaine du numérique, le ministère de la Justice est allé à rebrousse-poil. L’institution multiplie les interpellations sur Twitter pour demander aux internautes de retirer les tweets mentionnant l’affaire, lorsque la photo de la fillette apparaît. Cela, alors qu’elle n’a toujours pas été retrouvée.
« Pour la protection de l’enfant et le droit à l’oubli, merci de retirer toutes les publications », lit-on dans les nombreux messages laissés par le ministère. Ces internautes, contactés à la volée par le ministère, n’ont souvent pas mis en ligne la photo eux-mêmes dans le tweet. C’est le mode d’affichage de l’article de presse qu’ils relaient sur Twitter qui génère la photo.
Twitter, en l’occurrence, inclut une visualisation partielle des liens que l’on partage : l’encart sous le tweet reprend le titre de l’article au moment où il a été repris par le réseau social, un extrait écrit de l’article et une image d’illustration de l’article. Dans plusieurs cas, il s’agit d’un montage mettant côte-à-côte à la tête de la fillette et celle de son père.
La demande du ministère de la Justice reflète la levée de l’Alerte Enlèvement : selon les autorités, il n’est plus nécessaire de propager des informations autour de l’enfant. Toutefois, il y a nécessairement une inertie entre le moment où la décision de stopper cette diffusion et celui où l’information sera reçue par tout le monde — les tweets les plus récents le montrent.
« Sur décision du parquet de Douai, il est mis fin à l’alerte enlèvement. L’enfant n’a pas été retrouvée. Les recherches se poursuivent. Les photos ne doivent plus être diffusées », indique le ministère de la Justice, suscitant une incompréhension parmi les internautes. Certains se sont conformés à la demande, d’autres n’ont pas donné suite dans l’immédiat.
Lorsque l’Alerte Enlèvement prend fin, le premier intérêt immédiat de l’enfant, celui de sa survie, est généralement atteint (dans l’immense majorité des cas, la fin de ce dispositif s’est soldée par une issue heureuse). C’est alors qu’un autre intérêt se met en marche : celui du droit à l’oubli, c’est-à-dire du droit à la quiétude et ne plus avoir son visage partout sur le net.
Une problématique relevée également par Vincent Flibustier, conférencier en citoyenneté numérique. « Lorsque vous partagez l’alerte depuis un compte officiel, quand l’alerte est levée, le tweet est retiré par la police/le compte officiel. Si vous avez fait un RT, il disparaîtra aussi de votre fil. » Mais dans les autres cas de figure, le média va demeurer. Parfois longtemps.
C’est pour cela qu’il est recommandé d’éviter de mettre en ligne soi-même ce type de contenu ou bien de relayer des comptes non officiels. Dans le cas des articles de presse, c’est plus délicat, car le contenu du site a pu être mis à jour pour retirer la photo de l’enfant. Mais le contenu embarqué par le tweet au moment où il fallait diffuser son visage, lui, n’est pas mis à jour.
Dans ce cas de figure, la victime n’est pas nécessairement démunie : il est possible de faire une demande pour retirer les photos (par les parents, un tuteur légal ou bien ici les autorités). Cependant, c’est un travail fastidieux, qui n’est pas toujours (rapidement) suivi d’effet. On le voit avec l’action du ministère, qui a enchaîné les messages, avec plus ou moins de succès.
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