Après l’affaire Polanski, puis la redécouverte du chapitre 11 de sa « Mauvaise Vie », la révélation vendredi d’un témoignage de moralité envoyé par le ministre de la Culture à deux violeurs qu’il connaissait à peine, avec en-tête de la Villa Médicis qu’il dirigeait alors, n’est pas la dernière casserole dont aura à s’expliquer le ministre de la Culture.
Déjà circule sur Internet le court-métrage Mon copain Rachid auquel a participé Frédéric Mitterrand. Pour les besoins de la version diffusée au cinéma vers 1998 (le film a été tourné en 1995), le ministre avait lu en prologue un texte de Camus ; ce qu’il n’a à notre connaissance jamais regretté.
Nous avons regardé le film sur le site du réalisateur Philippe Barassat, qui l’a fait retirer des plateformes de partage de vidéos. Doté d’un langage aussi cru qu’est tendre sa mise en scène, le court-métrage nous raconte à la première personne l’histoire d’un jeune garçon prépubère, Eric, fasciné par la « grosse bite » de son copain Rachid. Vu avec notre regard de 2009, le film choque terriblement, moins par ses mots et ses images que pour le récit parabolique d’une pédophilie homosexuelle désirée par l’enfant lui-même.
C’est en effet la petite tête blonde du narrateur qui demande sans relâche à Rachid de pouvoir regarder son sexe, et qui insiste même pour le toucher. Il va jusqu’à payer à de nombreuses reprises (avec de l’argent volé à sa mère) pour que le jeune adulte lui donne ce plaisir. Pour nous faire comprendre que les relations ne s’arrêtent pas là, le réalisateur invente cette scène métaphorique où Rachid invite le jeune Eric à monter sur la « grosse bite » qu’il a construite « pour aller au ciel« . « C’est comme une fusée, il faut juste grimper dessus et on va où on veut« , lui raconte Rachid. Les deux « volent » ensuite sur l’objet avec une joie ostensiblement partagée. Mais Eric « ne sai(t) plus si ça s’est passé réellement ou pas« . Car tout l’objet du film est de dédramatiser l’homosexualité enfantine, ou la pédophilie – on ne sait plus très bien, par le choix des personnages, distinguer l’un et l’autre. En plus de montrer que la sexualité est réclamée par l’enfant et non pas imposée par l’adulte, le film nie le traumatisme que peut être une telle expérience pour un gamin comme Eric. Devenu adulte, le narrateur est un homme très heureux et équilibré, qui a fondé une famille exemplaire. C’est Rachid qui a sombré dans la prostitution.
Présumé innocent dans un gouvernement qui présume coupable ?
Aujourd’hui, il nous semble impossible de regarder « Mon copain Rachid » avec une interprétation éloignée de la nôtre. Mais à sa sortie, selon ce qu’en cite Le Post, Libération avait trouvé le court-métrage « réussi« , « très charmant » et « inspiré« . Le journal avait écrit que le film était « certainement le plus inspiré des films jamais tournés sur la question taboue et pourtant brûlante du touche-pipi, rituel garçonnier dont Barassat parvient à transmettre l’humour, l’innocence, la gravité et la fraîcheur, tout en le troublant de questions malaisantes (a-t-on ou non affaire à une forme de prostitution lorsqu’un gamin en paye un autre pour lui lustrer la nouille?)« . La déculpabilisation de la pédophilie véhiculée par le film n’a pas semblé sauter aux yeux de Libération. Chronicart n’y avait aussi vu qu’un film destiné à « faire éclater les frontières« , sans non plus d’émotion particulière.
Ce qui nous enseigne que la morale est une donnée variable et périssable. Le film n’a même pas quinze ans qu’il est déjà regardé de manière totalement différente qu’à l’époque de son tournage. Il ne nous appartient pas, ici, de porter un jugement de valeur. Chaque époque vit dans la croyance que sa morale vaut mieux que la précédente. Et dans cette mouvance morale, la loi et la justice doivent avoir un rôle stabilisateur.
C’est précisément pour cette raison que Frédéric Mitterrand ne pourra pas faire l’économie de sa démission dans un gouvernement qui prône la surenchère sécuritaire, et une lutte contre la pornographie infantile sur Internet qui se dispense de l’intervention stabilisatrice du juge.
Sous un autre gouvernement, Frédéric Mitterrand aurait été présumé innocent. Sous celui-ci, la cohérence veut malheureusement qu’il soit présumé coupable.
Le projet de loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (Loppsi) prévoit en effet de faire obligation aux fournisseurs d’accès à Internet de « mettre en place, sur leur réseau, un logiciel visant à empêcher toute connexion à des sites à caractère pédophile« , sans contrôle de l’autorité judiciaire, sans respect du contradictoire. La liste des sites à bloquer sera décidée unilatéralement par l’administration sans que le « caractère pédophile » soit vérifié par un juge. Il donne la primauté à l’interprétation morale du moment sur la stabilité de la loi et de la justice. Ce que nous avons toujours dénoncé, notamment une première fois avec ces mots :
« Où se situera le curseur entre les sites indéniablement pédophiles qu’il faut bloquer, et les sites qui prêtent davantage à interprétation ? La morale publique étant une donnée variable dans la société, que censurera-t-on demain au nom de sa protection ? (…) Il ne faut pas céder à la pression de l’émotion et accepter la censure entre gens consentants des sites de pédophilie, car elle ouvre la porte à des dérives qu’une démocratie saine ignore, mais qu’elle découvre alors trop tard, lorsqu’elle n’en est déjà plus une.«
Que ferait aujourd’hui l’administration du 11ème chapitre de Ma Mauvaise Vie, ou du court-métrage Mon Copain Rachid ? Ferait-elle comme la Grande-Bretagne avec la pochette d’un album de Scorpions ?
Seul un juge peut décider que Frédéric Mitterrand fait l’apologie de la pédophilie. Mais si le gouvernement applique au ministre de la Culture le principe constitutionnel de la présomption d’innocence pour justifier son maintien aux affaires, il doit l’appliquer à tous les citoyens. Ce qui implique de ne pas censurer de sites sans jugement contradictoire, ni de condamner les internautes par des jugements expéditifs sur la base de preuves douteuses.
Peut-être cette affaire Mitterrand aura-t-elle au moins le mérite de remettre en lumière le principe de la présomption d’innocence, trop souvent négligé sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Mais pour le moment, elle sert une fois de plus à mettre en cause Internet.
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