Eve Zuckerman, directrice de campagne numérique du candidat Alain Juppé, nous donne rendez-vous au quartier général de campagne. Inauguré en janvier dernier, le QG du candidat à la primaire se trouve dans un bel immeuble parisien, à deux pas du Bon Marché. Luxueux mais sans extravagance par rapport au quartier dans lequel il est localisé.
Surpris devant la neutralité du bâtiment, ni affiche, ni fanion indiquant la quelconque présence d’un candidat à la primaire des Républicains, on s’assure de ne pas s’être trompé d’adresse. C’est en faisant défiler les noms sur l’interphone de l’immeuble que l’on a la confirmation : Alain Juppé, 3e étage.
Eve Zuckerman est déjà là pour nous accueillir. La jeune femme n’a même pas 25 ans mais l’assurance et l’expérience à en faire pâlir plus d’un. Alors qui est-elle ? Quel est son rôle au sein de la campagne d’Alain Juppé ? « Je m’occupe de la stratégie numérique d’Alain Juppé dans le cadre de cette campagne, pour les primaires », nous dit-elle. « Chez nous, le pôle digital d’une campagne dépend également du pôle mobilisation. La stratégie numérique est complètement intégrée aux objectifs de mobilisation d’une campagne. »
Campagne Numerico-militante
Refusant d’appliquer la méthode classique séparant campagne de terrain et campagne numérique, elle insuffle à la droite une nouvelle façon d’aborder les problématiques de campagne et souhaite bouleverser la façon de faire campagne.
« La question c’est « pourquoi fait-on campagne ? » : parce qu’on veut faire voter les gens par rapport à certaines thématiques et l’objectif c’est de savoir comment on va mobiliser les gens en ligne, les inciter à participer et à se mobiliser sur le terrain. Il n’y a pas d’une côté : un webmaster et un community manager qui publient des trucs drôles sur les réseaux et d’un autre côté des militants. Ça c’est une vision classique et ce n’est pas la nôtre. »
C’est avant tout le bon vieux mail qui est encore essentiel au bon fonctionnement d’une campagne électorale
Mais quelle est leur vision à eux, alors ? Elle part d’un constat : « Quand les Français s’engagent et font leurs premiers pas, c’est souvent en ligne. Quand je parle d’engagement, ça commence par un like sur Facebook, c’est une action conceptualisée autour d’un clic ». Le rôle d’une stratégie digitale va être alors de faire progresser ce clic, de le faire évoluer petit à petit, étape par étape, du likeur à l’électeur. Tout se joue sur ce passage du virtuel à l’urne et toutes les étapes qui amènent de l’un à l’autre sont essentielles pour une stratège numérique.
Et quand les femmes et hommes politiques de tous bords et les médias brandissent les réseaux sociaux comme la clef de la victoire, Eve Zuckerman rappelle que c’est avant tout le bon vieux mail qui est encore essentiel au bon fonctionnement d’une campagne électorale : « C’est le nerf de la guerre dans les campagnes. On parle toujours des réseaux sociaux mais ils sont une porte d’entrée : c’est le moyen de faire vivre et d’animer une communauté militante en ligne. Le mail nous permet d’avoir une communication ciblée et de mobiliser les électeurs d’une manière différente selon les profils qu’on aura établi. »
Un expérience américaine
Zuckerman en sait quelque chose : la Franco-américaine a travaillé avec les équipes de campagne de Barack Obama mais aussi à la ré-élection du maire de Chicago, Rahm Emanuel. Pourquoi est-elle alors revenue en France pour le candidats le plus âgé des Républicains français ? C’est après avoir été consultante chez les Républicains autour de l’outil Nation Builder (nous y reviendrons) qu’elle a rejoint l’équipe du candidat. Son ambition était très claire : « Faire sortir la droite d’une logique sur Internet dont la gauche s’est émancipée depuis longtemps. »
Laquelle ? Une passivité vis-à-vis du web, qui croirait que quelqu’un qui reçoit un mail et le lit est forcément quelqu’un d’engagé. « On veut une logique d’incitation à l’action, dit-elle : pourquoi faire ce mail ? À qui on envoie ? Est-ce que ça correspond à la cible ? On commence vraiment à avoir une stratégie guidée par les statistiques, comme aux États-Unis. On veut arrêter le pifomètre. Aux États-Unis on teste en continu, on ne reste pas sur des pseudo acquis. »
Son rôle est de fournir à chacun des comités les outils nécessaires pour faire remonter les propositions et les réflexions sur le programme
Et Juppé a donné des consignes claires sur la stratégie nationale des militants, que la directrice de la stratégie numérique ne manque pas de rappeler : toute personne qui souhaite le soutenir peut créer un comité de soutien — il s’en compte 800 depuis le lancement de la campagne. Son rôle est notamment de fournir à chacun de ces comités les outils nécessaires pour faire remonter les propositions et les réflexions sur le programme et gérer les communautés locales, notamment via le web. Une façon de travailler avec les militants apprise aux États-Unis : « Ma culture américaine m’apporte énormément dans la vision de mener une campagne politique. C’est une des raisons pour laquelle on m’a recrutée d’ailleurs ».
Ces outils numériques sont essentiels au bon fonctionnement d’une campagne conçue sur ces principes quand les électeurs ont, comme nous le dit Eve Zuckerman, une moyenne d’âge assez élevée avec des habitudes militantes très « particulières » qu’il faut pourtant bousculer : « Quand quelqu’un s’inscrit en ligne, la personne choisit elle-même, sur la carte du site alainjuppe2017.fr, où elle veut s’engager. Ensuite, le volontaire qui anime ce comité de soutien est notifié et il prend contact avec la personne qui s’est inscrite en ligne et l’intègre à la campagne. Tous ces volontaires sont des ambassadeurs de la campagne puisque nous ne pouvons pas nous-même gérer tout l’engouement. C’est aussi mon rôle de former les volontaires… »
Et dans la campagne d’Alain Juppé, l’âge du candidat revient sans cesse. C’est une des premières choses à laquelle on pense quand on imagine Juppé président et c’est aussi sur cela que beaucoup de ses rivaux l’attaquent. S’il est amené à être élu, il terminerait son mandat de président à plus de 75 ans. Eve Zuckerman est de 40 ans sa benjamine et ne tremble pas quand on lui demande à quel point son candidat est impliqué sur le web et dans cette campagne numérique.
« Alain Juppé tweete et tient son blog lui-même, il a une manière complètement personnelle d’agir, dans laquelle nous n’interférons pas. Il a une aisance que les gens ne soupçonnent pas. De notre côté, Alain Juppé nous laisse faire cette campagne digitale comme bon nous semble : il nous a recruté pour nos compétences et il ne vient pas nous dire quelle stratégie digitale il faut avoir sur sa campagne. En plus, il se prête complètement au jeu quand on a besoin de contenu vidéo, quels que soient les supports. Il n’y a aucune résistance de sa part, on fait tout ensemble ». Il se prête même à l’art du beer pong.
Nation Builder : faire campagne par les datas
Mais si on en revient à la stratégie électorale pure, un élément revient très souvent dans le discours de la jeune femme : NationBuilder. La plateforme est très en vogue aux États-Unis et depuis 2008, NationBuilder a contribué entre autres à l’élection de Barack Obama et est utilisé aussi bien par le Labor Party australien que par Amnesty International, AirBnb ou Handicap International. Le CMS–CRM de gestion de campagne numérique reste pourtant, jusqu’à aujourd’hui, peu utilisé en France. Jusqu’à aujourd’hui, puisque tous les candidats à la primaire Républicaine qui ont commencé leur campagne utilisent cet outil.
De quoi s’agit-il exactement ? « C’est un outil et une plateforme tout en un qui héberge le site web, la base de données et les outils. Cela permet d’avoir une vision à tout moment, extrêmement précise, de l’engagement individuel de chaque électeur pour ensuite lancer une campagne ciblée. Je sais où telle personne s’est inscrite, à quelle action elle participe. Ça nous permet d’identifier ses thématiques favorites grâce aux liens qu’elle va partager sur les réseaux sociaux, son niveau d’engagement et d’influence ».
Dans la plus pure limite de la loi et de ce qui est autorisé par la CNIL, bien entendu. Les statistiques et renseignements possédés par les administrateurs de NationBuilder en France sont loin de ce que possédait Eve Zuckerman aux États-Unis pour la campagne Démocrate du maire de Chicago : « Quand je préparais sa campagne de ré-élection, avant d’établir la stratégie de terrain, on regardait le pourcentage d’afro-américains ou de latinos dans chaque quartier de la ville afin de savoir quelle thématique et quel déploiement militant mettre en place. On reste tout de même dans cet esprit ultra data en France mais on est limité. Ça ne veut pas dire pour autant que Nation Builder est inutile. Avec les données qu’on possède, on peut quand même faire un nombre de choses assez importantes. C’est même une façon de nous pousser à la créativité : ce qui sera intéressant à suivre, c’est que, pour la première fois, tous les grands candidats à la primaire sont sur le même outil ».
Voilà comment inverser la tendance actuelle, qui se rapproche plus du doigt mouillé que de la véritable stratégie et remonter en temps réel les informations locales au niveau national. Une vision de la campagne numérique que le Parti Socialiste avait déjà déployé pour les élections de 2012 et qui, d’après Eve Zuckerman, a cruellement manqué à la droite : « Grâce au numérique et à Nation Builder, on amène réellement les gens à intensifier leur engagement dans la campagne… et c’est notre objectif. »
Le retard de la droite française
De son expérience outre-Atlantique, Eve Zuckerman a su développer un œil critique et objectif sur la stratégie politique adoptée au sein des deux grands partis politiques français. « De Chicago, à l’époque, je surveillais déjà ce que les Français faisaient de NationBuilder : La Netscouade a d’ailleurs pris une bonne et une grosse avance avec les candidats de gauche. C’est pour ça aussi que l’année 2016 sera fondamentale. D’une part en stratégie électorale et d’autre part en stratégie digitale. Il y a un gros écart, dans la culture des deux partis… et dans les compétences ».
Car jusqu’à récemment, à droite, une stratégie numérique, cela n’intéressait pas grand monde : « S’il y a eu 2008 aux États-Unis pour les Démocrates, il y a eu 2012 pour la gauche en France et j’espère qu’il y aura 2016 pour la droite au niveau de l’implication numérique en France. Les campagnes et les stratèges politiques français à droite commencent à se poser la question et de faire de la gestion du fichier une priorité. C’est le cœur du réacteur, sur le numérique ».
Si une campagne tourne à 90 % autour du numérique, c’est qu’il y a erreur
Jusqu’à en faire trop. Eve Zuckerman estime que si une campagne tourne à 90 % autour du numérique, c’est qu’il y a erreur : « Une campagne qui gagne en ligne n’existe pas ». Le nerf de la guerre, cela reste le passage à l’acte : le vote, l’action d’aller jusqu’aux urnes et de mettre un bulletin dans l’enveloppe le jour J. Enfin, bien entendu, dans un cas où le vote n’est possible que de cette manière : si le vote en ligne est disponible un jour, tout cela changera et l’objectif principal ne sera plus de faire bouger des gens, mais simplement de les motiver à agir. Et alors, à ce moment-là, gageons qu’une campagne numérique prendra une autre forme.
Quoi qu’il en soit, si Zuckerman fait aujourd’hui des journées de 15 heures pour son candidat, c’est une histoire de conviction… et, d’après elle, la dernière chance pour la droite : « Je pense que Juppé est notre dernière chance, on est dans une situation politique urgentissime, Il est pour moi le dernier rempart avant d’en arriver à un débat politique stérile mais aussi avant de tomber aussi dans les extrêmes. Je suis ici absolument par conviction. La stratégie numérique, certains voient ça comme un boulot annexe, mais je suis avant tout une stratège politique, je fais des choix par conviction. Je ne travaille pas pour n’importe qui ».
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