« C’est une catastrophe, je suis déboussolé. » Robert ne mâche pas ses mots. « Aujourd’hui, Skyblog tue mon travail, sans aucune raison ». Patrice, quant à lui, raconte n’avoir « rien vu venir ». « Je suis abasourdi et déçu. Quand vous recevez près de 200 visites par jour, et qu’on apprécie le travail que vous faites, forcément, c’est frustrant ». Alexandre aussi raconte sa désillusion et déplore le manque de communication. « Personne n’a envoyé de mails aux utilisateurs. C’est un ami qui m’a prévenu, par qu’il avait vu la nouvelle par hasard ».
Parmi les irréductibles utilisateurs et utilisatrices de Skyblog, qui n’ont jamais cessé d’utiliser les blogs devenus au fils des années le symbole désuet de l’internet français du début des années 2000, la nouvelle de la fermeture du service a fait un choc. Le 23 juin, dans un post sur le blog officiel de l’équipe Skyblog, Pierre Bellanger, le fondateur et président historique de Skyrock, annonçait la fin du site. Pour des questions de législation, et pour « conserver la plateforme et les skyblogs dans leur présentation candide et éruptive », les blogs doivent être gelés, et retirés de l’accès public.
L’arrêt de la plateforme le 21 août, dans quelques jours, permettra aux blogs de « rentrer dans l’Histoire », selon Pierre Bellanger, notamment grâce à leur archivage par l’INA. Mais pour les utilisateurs toujours fidèles de la plateforme, c’est plus que la fin d’un service — c’est la fin de leur monde.
Des internautes laissés pour compte
Les skyblogs, monuments de l’Internet français et comptant parmi les premiers réseaux sociaux au monde, ont connu leur heure de gloire au début des années 2000. Alors qu’une part de plus en plus importante de la population française se connecte à Internet, les blogs représentent alors « une forme d’expression incroyable », se souvient Pierre Bellanger, le fondateur de la radio Skyrock qui a également donné naissance à Skyblog.
Ces blogs permettent d’apporter la dynamique d’internet « aux journaux intimes de l’adolescence avec une plateforme de publication facile », et laisse les utilisateurs de communiquer entre eux. « Les skyblogs se relient entre eux, chacun peut pointer vers ses skyblogs préférés, se commenter mutuellement, rebondir de l’un à l’autre », reprend Pierre Bellanger. La formule mise au point marche. Les skyblogs, avec leurs designs reconnaissables entre mille et leur facilité d’utilisation, attirent vite de très nombreux utilisateurs.
Toute une génération de jeunes collégiens et lycéens se rue sur les skyblogs, publiant photos gênantes et messages aux couleurs criardes. Mais ils ne sont pas les seuls sur le site : un autre public plus âgé a également pris d’assaut les blogs. Robert fait partie de ces premiers utilisateurs. Arrivé sur Skyblog en 2008, pendant son heure de gloire, il a décidé de créer un blog dédié à sa ville, Tourcoing, qui a continué de mettre à jour quotidiennement. Depuis près de 15 ans, Robert documente les évolutions de la ville, alimente son blog avec d’anciennes photos en noir et blanc de la ville, et photographie même les évènements et les fêtes locales.
« Ils ont tué un moyen d’expression »
Pourtant, depuis l’annonce de la fermeture, Robert a perdu l’envie d’écrire. « Je me dis « à quoi bon ? » Tout va partir, je me dis que je travaillerais pour rien. En juin, il y avait le pèlerinage de Saint-Christophe à Tourcoing, et pour la première fois depuis 12 ans, je n’ai pas pris mon appareil photo, parce que je savais que je ne les posterais pas sur le blog après. Beaucoup de gens ont été surpris de me voir comme ça », raconte le retraité de 71 ans.
C’est plus que son blog qui va disparaître ; c’est tout un pan de sa vie. « Le blog, c’était une référence pour l’histoire de Tourcoing, j’étais en contact avec des écoles qui me demandaient des détails sur les anciennes entreprises de textile de la ville. C’est des dizaines d’années de travail perdues.» Robert regrette également le lien qu’il va perdre avec ses lecteurs, pour certains fidèles depuis des années.
« C’est tous ces souvenirs que je vois disparaitre. Beaucoup de personnes âgées se servaient de mon blog pour se souvenir avec mes photos et les archives … J’avais entre 1 000 et 1 500 visiteurs tous les jours, et c’est ça qu’ils ont arrêté. Tout disparait par un simple post et sans explication. Ils ont tué un moyen d’expression », déplore Robert.
Pour Alexandre aussi, la fin de Skyblog, où il tient depuis 16 ans un blog sur l’actualité de la chanteuse Jeanne Mas, rime avec la perte de lien social. « Depuis l’annonce de la fermeture, je reçois des messages de soutien tous les jours, et pour savoir si je vais aller ailleurs. Mais je ne sais pas encore ce que je vais faire. J’avais beaucoup d’interactions avec mes lecteurs, un lien s’était créé, et le voir s’estomper maintenant, c’est très dur », confie-t-il.
Sous son dernier post, dans lequel il revient sur la fermeture prochaine de Skyblog, les commentaires sont unanimes. Une lectrice parle d’une « claque », un autre dit qu’il s’agit de « la pire nouvelle depuis longtemps ». D’autres expliquent venir tous les jours sur le blog. Tous lui demandent de continuer ailleurs.
Trouver une autre plateforme après Skyblog
Pour l’instant, difficile pour Patrice de vraiment savoir quoi faire. « Je ne suis pas assez doué pour pouvoir faire un autre blog. Sur Sky, c’était très facile, simple d’utilisation, ludique. Je ne sais rien faire d’autre. Ça n’est pas pareil Facebook, et sur les autres, c’est trop compliqué, je suis un peu perdu. »
Même son de cloche chez Robert. « J’essaie de trouver une alternative. On m’a parlé de Wordpress, mais je ne connais pas et il faut payer… Il y a Blogger aussi, mais faut faire attention parce que c’est Google, et parfois ils changent l’interface », explique-t-il.
Alexandre, qui tient un blog sur la figure historique du Roi Arthur, sait quant à lui qu’il va continuer sur Blogger. « C’est la plateforme la plus facile à utiliser près Skyblog, et je voulais quelque chose de simple d’utilisation », indique-t-il. Mais beaucoup pensent également à arrêter. « Certains des autres blogueurs que je connais vont carrément supprimer leur blog, et tout arrêter. Ils ont beaucoup travaillé dessus, et ils n’ont plus le goût de le faire ».
Une pétition demandant l’annulation de la fermeture a bien été montée par une utilisatrice, mais Patrice ni croit guère. « J’aurais aimé défendre mon Skyblog à moi, mais je pense que c’est trop tard. Je ne vais pas me lancer dans ce combat-là, je n’ai pas la force pour le faire aujourd’hui. Il doit aussi y avoir une histoire d’argent derrière ». À ce jour, la pétition a en effet à peine récolté 350 signatures.
Malgré les efforts de la communauté, et le nombre toujours relativement élevé d’utilisateurs actifs (quelques millions de visites mensuelles issues du monde francophone, selon Pierre Belanger, venant « de France, principalement, mais aussi de Belgique, du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest »), il y a peu d’espoir pour la survie de Skyblog. « Je salue ces aficionados des skyblogs, je suis comme eux, ému de cette fin, mais cette étape est passée. La suite, c’est Skred (un service de messagerie sécurisée mis au point par Skyrock, ndlr) », tranche d’ailleurs Pierre Bellanger.
Ce sont plus que des blogs qui disparaissent
Si la fin des blogs provoque tant d’engouement, c’est parce qu’ils représentent plus que de simples sites. Alors que les réseaux sociaux modernes connaissaient scandale sur scandale, Skyblog perdurait, fidèle à lui-même. Ici, pas de polémique sur la récolte des données des utilisateurs, pas de fake news destinées à manipuler l’opinion publique, pas d’algorithme présentant arbitrairement les publications jugées les plus intéressantes.
Pas de modération absurde non plus, explique Robert. Sur Facebook, où il tient également une page dédiée à Tourcoing, moins fournie que le blog, il indique avoir déjà eu des problèmes à cause de certaines publications. « Je parlais d’une vieille expression en patois que me disait ma mère, qui disait « tu mériterais que je te tue pour t’apprendre à vivre ». Facebook m’a sanctionné pendant 3 semaines pour avoir utiliser le mot ‘tuer’ », assure-t-il.
La nostalgie des utilisateurs est encore renforcée par le fait que certains vont perdre des années de travail, même en téléchargeant leurs données. Les publications ne pouvant pas être transférées automatiquement sur un nouveau site, les blogueurs ont la sensation de tout perdre.
« J’ai tout téléchargé sur mon blog, mais la compression rend les photos illisibles et très petites, de 2 centimètres sur 2 centimètres, donc tout ce travail-là est perdu », se désole Robert. « Le centre d’histoire local de Tourcoing n’avait pas les bons ordinateurs pour récupérer mes photos, donc ce sont près de 17 000 clichés qui vont disparaître ».
Au final, avec Skyblog, ce sont plus que des blogs qui disparaissent. Ce sont des années de travail, d’archives impressionnantes, et des liens comme peu de réseaux sociaux ont su en créer au fils des années. C’est tout un pan des débuts d’internet qui disparait, les balbutiements des réseaux sociaux. Alors que les anciennes plateformes se sont complètement transformées depuis leurs débuts, ou sont en train de mourir petit à petit, la disparition de Skyblog marque définitivement la fin de cette période-là. « La fraternité numérique est née ici », explique Pierre Bellanger lui-même. Et elle mourra peut-être également avec Skyblog, le 21 août 2023.
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