C’était en 2011. Pour la première fois, Reporters Sans Frontières classait la France dans les pays sous surveillance en dévoilant sa liste annuelle des pays appliquant une censure plus ou moins forte d’Internet. À l’époque, 5 motifs principaux avaient été brandis pour justifier ce glissement : la riposte graduée (Hadopi), le filtrage administratif du web (Loppsi), l’affaire Wikileaks en France, l’Internet civilisé promu par Nicolas Sarkozy et les pressions sur la presse.
Plus de 10 ans après, la France pourrait-elle glisser dans la catégorie suivante, celle des « ennemis d’Internet », là où l’on trouve des pays comme la Chine, la Birmanie ou la Corée du Nord ? Impossible de le savoir, puisque l’organisme de défense de la liberté de la presse n’a plus guère actualisé son rapport thématique depuis. Mais, la question pourrait désormais se poser, au regard des dernières réflexions du côté de l’Élysée.
Réguler, voire couper les réseaux sociaux
C’est Robert Ménard, maire de Béziers, qui a lancé le sujet en répondant à la presse le 4 juillet 2023, après une réunion avec Emmanuel Macron. Elle avait réuni plus de 220 édiles après les émeutes ayant secoué le pays depuis la mort de Nahel, tué à bout portant par un policier à Nanterre. « Emmanuel Macron a proposé de réfléchir à couper les réseaux sociaux : Snapchat, TikTok, Instagram, dans certaines situations », a dit l’intéressé, selon la citation rapportée par les médias.
Les propos de Robert Ménard, qui ont semé le doute tant ils sont lourds de sens, ont été confirmés ultérieurement par BFM TV, qui rapporte un commentaire prononcé par Emmanuel Macron : « Nous avons besoin d’avoir une réflexion sur l’usage des réseaux sociaux chez les plus jeunes. […] Sur les interdictions que l’on doit mettre. […] Et quand les choses s’emballent, il faut peut-être se mettre en situation de les réguler ou de les couper. Il ne faut surtout pas le faire à chaud, et je me félicite qu’on n’ait pas eu à le faire. »
Selon le maire de Béziers, un « rendez-vous » en septembre a été donné pour en reparler — la session parlementaire doit s’arrêter en juillet durant les vacances d’été, avec une reprise en septembre. Il n’est pas clair si le rendez-vous évoqué par Robert Ménard se traduira par une initiative particulière. Actuellement, les élus nationaux travaillent sur un texte visant à sécuriser et réguler l’espace numérique. Il pourrait servir de véhicule législatif — des initiatives émergent déjà.
Depuis le décès de Nahel, le rôle des réseaux sociaux dans la flambée des violences a été pointé du doigt. Certaines applications, comme TikTok, Snapchat et dans une moindre mesure Instagram et Twitter, ont servi à relayer de nombreux contenus (des messages, des vidéos, des photos, des sons) et des scènes en temps réel. Ils ont été accusés de ne pas modérer assez, de pousser à la surenchère dans les violences ou de servir à l’organisation de méfaits.
Emmanuel Macron a, dès le 30 juin, prévenu que les fauteurs de trouble seraient identifiés et retrouvés, via Snapchat et TikTok. Promesse renouvelée ensuite par le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti. Dans l’intervalle, les jeux vidéo ont aussi été placés sur le banc des accusés. La presse a rapporté depuis des condamnations en comparution immédiate de plusieurs personnes, retrouvées après des propos et des contenus litigieux sur les réseaux sociaux.
La perspective que la France mette en place un mécanisme qui permettrait, dans ce genre de circonstance, de couper l’accès à certaines plateformes est abondement commentée le 4 juillet. Pour plusieurs observateurs, cela reviendrait à placer l’hexagone au même niveau que des États comme l’Iran, Cuba, la Biélorussie, la Russie ou encore l’Arabie saoudite. Soit des pays accusés d’atteintes systématiques à la liberté d’expression sur le Net.
Une option périlleuse et contre-productive
Juridiquement, les réflexions d’Emmanuel Macron sur la coupure des réseaux sociaux pourraient être hasardeuses. C’est ce que relève Alexandre Archambault, avocat spécialiste des télécommunications. Dans un fil sur Twitter, il prévient que la mesure, si elle était mise en place, placerait le pays « en totale contradiction des textes européens » — en l’espèce, le règlement sur l’accès à un internet ouvert et le Digital Services Act.
« Un réseau, en tout cas dans une société démocratique, ne sait pas faire du chirurgical : on bloque pour personne ou pour tout le monde. Pas uniquement pour tel quartier », souligne-t-il. En clair, il faut aussi bien mesurer les effets de bord : si l’on coupe Twitter, par exemple, cela signifie ne plus pouvoir utiliser le réseau social pour diffuser des alertes à la population. Or, le gouvernement se sert justement (Beauvau_Alerte) des réseaux pour communiquer.
C’est aussi se priver de traces numériques qui peuvent servir dans le cadre des enquêtes. « Les réseaux sociaux sont une mine d’infos pour les enquêteurs. La coordination entre émeutiers existait avant les réseaux sociaux. Elle continuera d’exister hors réseaux sociaux. Or si on ferme ces derniers, on prive les enquêteurs de précieux éléments », ajoute maître Archambault.
Le droit national « peut fournir la base légale d’une telle demande de blocage », observe l’avocat, via l’article D98-7 du Code des postes et des communications électroniques — un article qui porte sur les prescriptions exigées par l’ordre public, la défense nationale et la sécurité publique, et qui impose certaines obligations aux opérateurs (Orange, SFR, Bouygues Telecom, Free, etc.). Mais, la conformité de cet article au droit européen « est loin d’être acquise », prévient-il.
Sur le plan technique, il existe des options pour bloquer les réseaux sociaux. La plus évidente est le blocage DNS, une technique déjà utilisée en France pour divers cas de figure (contre les sites pédopornographiques, faisant l’apologie du terrorisme, mettant en danger les consommateurs, proposant des jeux d’argent sans agrément, facilitant le piratage d’œuvres culturelles, etc.). Cependant, cette option est critiquée et, surtout, elle peut être contournée. Prochainement, ce procédé devrait aussi viser les sites X qui contrôlent mal l’âge des internautes.
Les implications en matière juridique et technique sont considérables, mais aussi pour la liberté d’expression. Paradoxalement, Emmanuel Macron a pourtant loué les réseaux sociaux dans un message destiné aux jeunes ayant passé le bac : « Ces réseaux sont aussi des vecteurs de bonnes nouvelles et de messages bienveillants » — un contraste net avec les attaques proférées des derniers jours, Éric Dupond-Moretti parlant, par exemple, de « poubelle à ciel ouvert ».
Les intentions exactes du président de la République devront être précisées, s’il s’agit effectivement d’un réel projet et non pas d’une parole prononcée sur le coup de l’émotion. L’image de marque de la France, pays de la déclaration des droits de l’homme, risque toutefois d’en prendre un coup si elle se retrouve effectivement à s’aligner sur des pays comme la Chine, l’Iran ou la Russie. Surtout à quelques mois des Jeux Olympiques, où le monde entier aura les yeux rivés sur elle.
Ce mercredi 5 juillet, l’exécutif s’est en tout cas employé à désamorcer le sujet. Ce ne serait pas du tout une hypothèse, rapporte Radio France, en s’appuyant sur les informations d’un député de la majorité, ainsi que sur un retour du cabinet du ministre du numérique, Jean-Noël Barrot. « Ce n’est pas sur la table ».
Ironie du sort : le ministère de l’Intérieur et la police nationale avaient fait savoir, le 2 juillet, qu’un message annonçant un projet de couper Internet dans certains quartiers était un faux. Celui-ci disait que « ces restrictions visent à prévenir l’utilisation abusive des réseaux sociaux et des plateformes en ligne pour coordonner des actions illégales et inciter à la violence ». La réalité est peut-être en train de rattraper la fiction.
(mise à jour avec les retours de la majorité démentant tout projet en ce sens)
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