Une « opacité manifestement voulue ». C’est ainsi que la commission d’enquête sénatoriale a décrit les opérations de TikTok. Les sénateurs ont rendu leurs conclusions dans un rapport, publié le 6 juillet 2023. La commission, lancée au mois de mars, alors que plusieurs institutions venaient d’interdire à leurs fonctionnaires d’installer l’app sur leur téléphone, avait pour but de lever le voile sur « l’exploitation des données, et la stratégie d’influence » de TikTok. Après plusieurs mois d’enquête et d’interviews, les parlementaires sont sans appel : les manquements de TikTok en matière de régulation et de transparence sont nombreux.
Face à ces manquements, les sénateurs ont choisi l’ultimatum. « La commission a décidé d’accorder à TikTok un délai de 6 mois pour se mettre en conformité avec un certain nombre de choses », a ainsi déclaré le sénateur Claude Malhuret, le rapporteur de la commission, lors de la conférence de presse organisée pour la remise du rapport. Faute de coopération, « nous demanderons que des mesures d’urgence soient prises, pouvant aller jusqu’à une suspension » de l’application.
Qu’est-ce qui est reproché à TikTok ?
Les conclusions des sénateurs sont sans appel : il existe « des risques évidents du fait des liens avec la Chine », peut-on ainsi lire dans le résumé du rapport de la commission d’enquête. Les sénateurs pointent un problème majeur pour la sécurité nationale. Les entreprises chinoises sont en effet soumises au contrôle du gouvernement chinois puisque des cellules du Parti Communiste y sont implantées. Les golden share, des actions qui donnent un droit de veto sur certaines décisions de la firme, sont aussi un moyen pour les autorités de garder la mainmise sur la plateforme.
Si TikTok se défend, affirmant que sa maison mère, ByteDance (qui possède une branche chinoise), est une entreprise internationale, la commission d’enquête n’est pas convaincue. « ByteDance Ltd, installée aux îles Caïmans pour des raisons d’opacité, est en partie détenue par un fonds chinois. Surtout, le fondateur Zhang Yiming détient 20 % du capital », explique le rapport. Or, cet entrepreneur est contrôlé de près par le gouvernement chinois, ce qui remet en question son indépendance décisionnelle. Il est très difficile de savoir exactement quels sont les actionnaires du groupe, puisque ce dernier est hébergé dans un paradis fiscal.
Outre ces liens, les sénateurs reprochent également à TikTok son opacité en matière de collecte des données des utilisateurs et leurs transferts en Chine. Selon Jean-Noël Barrot, Ministre délégué chargé de la transition numérique, interrogé par la commission d’enquête, TikTok serait un très mauvais élève en matière de RGPD. La CNIL ne dit pas le contraire en estimant que les données prélevées sont trop nombreuses et circulent bien plus que sur les autres plateformes, partagées avec des prestataires dont TikTok ne donne pas les noms. Le rapport mentionne par ailleurs le manque de transparence sur le fonctionnement de l’algorithme de recommandation, et une modération qui reposerait sur très peu de moyens humains, avec des contenus de désinformation qui tarderaient à être enlevés de la plateforme.
Ce que doit faire TikTok
Les sénateurs demandent en priorité, et avant le 1ᵉʳ janvier 2024, que :
- TikTok apporte des réponses aux questions posées sur le capital, le statut et les actionnaires de la société Bytedance ;
- des détails sur le fonctionnement de l’algorithme de TikTok, ainsi que des informations sur la localisation et les sociétés qui fournissent les ingénieurs de TikTok en Chine ;
- des informations sur la nature des données des utilisateurs transférées en Chine, et quelles sont les raisons du transfert ;
- des précisions sur le projet Clover, équivalent européen du projet Texas, que Tiktok a lancé aux États-Unis, et qui doit permettre de stocker à terme les données des utilisateurs européens au sein de l’UE. Les sénateurs demandent notamment à TikTok d’apporter des preuves que « des portes dérobées n’existent pas » ;
- une clarification des statuts de la société ;
- une séparation effective avec la Chine ;
- une mise en conformité avec le DSA, notamment sur les questions de modération et de lutte contre la désinformation ;
- une mise en place d’un vrai moyen de contrôle de l’âge pour l’inscription des utilisateurs.
En tout, les sénateurs ont dressé une liste de 20 propositions, qui se trouvent dans le résumé du rapport de la commission d’enquête.
« Il est impératif que TikTok réponde à l’ensemble de ces questions dans un délai de 6 mois », conclut le rapport. « Faute d’une réponse satisfaisante à l’ensemble de ces interrogations et de l’adoption des mesures nécessaires pour satisfaire ces impératifs dans les six mois à compter de la fin des travaux de cette commission d’enquête, les risques posés par TikTok pour la sécurité nationale […] justifieront une mesure de suspension de la plateforme par le Gouvernement français. »
TikTok vraiment interdit en France ?
Si le délai peut paraître très restreint avant une éventuelle suspension de la plateforme, il ne l’est pas réellement, assure le sénateur. « Le délai court depuis l’arrivée de TikTok en France, depuis 5 ans, et rien n’a été réalisé depuis. » Certaines des demandes des sénateurs seraient réalisables du jour au lendemain, selon lui. Le rapporteur précise qu’il suffirait d’abord d’un mail pour au moins répondre aux premières questions de la commission.
Or, durant les quatre mois d’enquête de la commission, TikTok est resté très flou sur son organigramme, son capital, la nature de ses relations avec le gouvernement chinois et l’utilisation faite des données personnelles, notamment durant l’interrogatoire de deux dirigeants de TikTok France, Marlène Masure et Éric Garandeau. Si TikTok répond aux principales demandes des sénateurs dans les délais, la plateforme de partage de contenus devrait normalement pouvoir continuer à fonctionner normalement en France.
Claude Malhuret a rappelé que plusieurs pays avaient déjà interdit temporairement ou définitivement l’application sur leur territoire, à l’image de l’Inde et de l’Indonésie. In Inde, la plateforme a été bannie dès juin 2020, en même temps qu’une douzaine d’autres applications chinoises, alors que 150 millions d’Indiens l’utilisaient déjà. Le gouvernement indien a dit craindre pour la sécurité de l’État, sa souveraineté et son intégrité.
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