Alors que nous adressions une lettre ouverte au président de la SCPP Pascal Nègre avant les actions lancées contre une cinquantaine d’internautes français, nous recevons aujourd’hui une lettre qu’adresse amicalement Charles Bwele à Marc Guez, le directeur général de la Société Civile des Producteurs de Phonogrammes, en réaction aux poursuites engagées par les deux dirigeants.

Charles Bwele a de nombreux contacts dans l’industrie du disque. Après avoir passé deux années à Liverpool en travaillant pour le label Antipop, il fait aujourd’hui carrière en Amérique du Nord en tant que e-marketer et infographiste. Il est déjà auteur du texte « Croisade Contre le Vent », publié notamment chez nos confrères de LaVieNumerique.com.

Voici la lettre qu’il adresse à Marc Guez :

Je te félicite, Marc…

10 octobre 2004

Souviens-toi Marc, quand, des chansons hippies sur sillons 78-33 tours à la pop-variété des 90’s sur reflets multicolores des CD, je t’ai aveuglément et passionnément suivi. C’était la belle époque. On avait le choix entre George Brassens, les Rolling Stones, Marvin Gaye, Gilberto Gil et Serge Gainsbourg…Puis vinrent Alain Bashung, Radiohead, Massive Attack, Miossec et PJ Harvey. Tu m’enlaçais et j’en redemandais. Tu fus à la hauteur de mes espérances. Aujourd’hui, tu m’imposes  » Christinasthésis et Loft Star Academy « . Tous les jours, toutes les heures, et partout, à la télévision, à la radio.

Quand ce psychodrame se produisait, de nouvelles formes de parenté apparaissaient. Puis, avec l’introduction d’un euro plutôt fort, notre pouvoir d’achat a sensiblement baissé. Mais, heureusement, notre temps de travail avait diminué, et celui de loisirs considérablement augmenté. Nous avions acheté un ordinateur et pris une connexion Internet haut débit.

Je me suis replié dans les  » cybermondes « , découvrant le Web, les graveurs de CD-DVD, les jeux-vidéos, Napster, eDonkey. Bref, tout un mode de vie, toute une culture, souvent gratuite ou accessible à peu de frais en quelques clics. Toi, tu es devenu menacant, désintéressés que nous étions de tes onéreuses et obsolètes galettes argentées. Je fus tolérant, estimant que ton attitude volcanique illustrait une totale absence de créativité et de perspectives économiques. Pendant plus de 4 ans, les gosses et moi avions essayé de te ramener à la raison et à la clairvoyance. Comme d’habitude, tu fis la sourde oreille et la politique de l’autruche.

Nos charmants rejetons ont ensuite installé le p’tit ensemble Home Cinema bon marché (de fabrication chinoise) que nous avions delaissé tout neuf dans son carton. Tels des Aladin face au génie de la lampe, ils ont téléchargé sur Shareaza des inédits de plusieurs chanteurs et un émouvant film francais des années 60 intitulé Crin Blanc, des œuvres quasi-introuvables en magasin. Sans savoir comment ils s’y sont pris, ils ont réussi à lire et copier ton CD de Liane Foly. La p’tite m’a affirmé  » qu’il y avait trop de protections « , mais que sa meilleure copine de classe lui a transmis l’astuce.

Leur truc aux gosses, c’est Matrix. J’y comprends rien, c’est plein de 1 et de 0 fluorescents, ça castagne et explose de partout. Dernièrement, ils ont essayé de m’expliquer la différence entre le jeu vidéo et le film, j’ai fait semblant de comprendre. Mais, un tantinet attentif, j’ai pigé que c’est de leur temps, c’est leur culture.

En regardant des films se déroulant au Moyen-âge, j’ai appris que la simple lecture de manuscrits non-éditées par les moines copistes pouvaient mener les  » impies  » droit au bûcher. A cette époque, mieux valait ne pas croiser  » Bernado Guy  » ou les gardes du Cardinal avec un livre entre les mains. Parfois, on dirait que l’actualité est une perpétuelle répétition de scénarios plus anciens, avec des personnages réactualisés pour les circonstances.

Hier soir, à la télé, j’ai vu un documentaire sur les années 30. Il y avait un type, assez costaud, revêtant casquette et bottes de cuir. Il semblait sortir tout droit d’un club sado-maso, sauf qu’apparemment, ses victimes (ou boucs émissaires !) n’étaient point du tout consentantes.

Il hurlait en allemand:  » lorsque j’entends le mot culture, je sors mon fusil « .

Cela m’a vaguement rappelé le discours de ton ami, Pascal, avec lequel tu partages tant d’affinités. Il est passé à la maison avant hier, à l’heure de l’apéro. Tu étais encore attardé dans tes innombrables réunions de travail. Qu’à cela ne tienne, Pascal m’a tenu compagnie, il a tant de choses à dire. Il me donne parfois l’impression d’un type qui sort sa Kalachnikov quand il entend le mot  » cyberculture « . Surtout, quand elle est gratuite. Il a presque gueulé sur les gosses quand ils lui ont parlé de Kazaa et eMule. Nos p’tites créatures semblaient nuire à son Lebenstraüm (espace vital), et avaient commis le crime suprême de ne pas acheter sa musique. Au demeurant, similaire à celle que tu m’imposes.

Le lendemain matin, la sonnerie a tinté. Une fois de plus, tu étais absent. J’ai ouvert la porte. surprise : quatre policiers, très fermes et néanmoins courtois.  » Bonjour, nous avons un mandat de saisie de tout votre matériel informatique et de tous vos supports numériques.  » Fou de rage, je les ai regardé faire, me croyant dans un documentaire télévisé des années 40. Images saccadées en noir et blanc. Quand je pense que les enfants, alors en pleurs, conservaient tous leurs travaux scolaires dans leurs disques durs et leurs clés USB. Peut-être que tu ne le savais pas, Marc, mais comme les CD, les fameux cahiers scolaires de notre enfance deviennent des vestiges archéologiques. J’ai appris que la même chose était arrivée à l’aînée, en première année de droit à la fac. Selon l’Hôtel de Police, elle aussi avait  » illégalement  » téléchargé une myriade de chansons sur Kazaa, ensuite stockés dans son baladeur numérique. Elle risque 300 000 euros d’amende et 3 ans de prison.

Seigneur ! Où trouverons-nous une telle somme ? Sera-t-elle détenue en compagnie de criminelles de droit commun pour avoir écouté cette musique en seule compagnie de ses colocataires ? Quel sera son avenir et sa conception du monde après un passage en prison pour un tel délit ? Selon la loi que tu as savamment contribué à rédiger – d’où tes incessantes réunions professionnelles, l’adolescente risquerait autant qu’un chauffard ivre ayant causé la mort d’une famille. Es-tu donc prêt à sacrifier les valeurs républicaines, auxquelles tu sembles pourtant si attaché, pour quelques euros de plus ? Quelle est donc ton échelle de valeurs, Marc ?

Tous ces collégiens, lycéens, étudiants et jeunes urbains professionalisées, devront-ils également vivre dans ta cité-état, où ta police préventive les suspectera constamment de haute trahison ?  » Nous vous arrêtons pour téléchargement gratuit à des fins strictement privées « . Crois-tu une seule seconde qu’avec des tribunaux engorgés et des pénitenciers surpeuplés, ton arbitraire et régalienne législation, digne des années les plus noires de l’Humanité, sera applicable ?

Nos temps modernes sont hautement délétères, Marc : incivisme, racisme, délinquance, pornographie infantile, maladies sexuellement transmissibles, illettrisme, terrorisme de masse… Je refuse que les générations futures évoluent dans ton monde où le téléchargement gratuit vaut autant que le crime pédophile. Nous refusons de vivre dans ta cité-état, où la démocratie est complètement subjuguée à tes intérêts privés. Persuadé que nous sommes qu’il y a des concepts plus essentiels et plus sacrés à transmettre que ta sacro-sainte sauvegarde des droits d’auteurs.

Droits qui ne sont d’ailleurs qu’un mode de rémunération developpé sous la révolution industrielle, et largement inadapté à l’ère du numérique. Malheureusement, tu n’as rien de plus astucieux à proposer à tes adhérents, sinon tu t’en serais déjà servi depuis longtemps. Alors, plutôt que de le dire sincèrement et d’ouvrir un débat plus constructif, tu gifles et tu cognes tes derniers clients potentiels. Tu sais, Marc, le protectionnisme est souvent le symptôme le plus flagrant du déclin. En fait, tu viens de répéter les funérailles de ton industrie du disque, dont la notoriété est aujourd’hui plus proche de celle de Pinochet que du Dalaï-Lama. Les artistes apprécieront les sables mouvants dans lesquels tu les as mené… Quel brillant politicien et stratège tu es, Marc.

Contrairement à toi, je suis combatif et curieux, je me suis impliqué dans la cyberculture en réseaux, découvrant également des disciplines qui m’étaient inconnues jusque là. A la bibliothèque municipale, je suis tombé par hasard sur un livre scientifique bien compliqué :  » recherche cognitive et cybernétique « . Les perpétuels emprunts et les multiples photocopieuses installées dans le hall ne semblent pas menacer l’édition littéraire. Au contraire. Qui aurait parié que le livre renaîtrait des braises de l’Internet, et que le disque finirait en cendres ?

Selon les chercheurs en sciences cognitives et cybernétiques, l’élimination quasi-totale d’un champ de nuisances – pour peu que cela soit possible, entraîne automatiquement sa réapparition ailleurs, sous des formes complètement nouvelles. Ce phénomène est très prégnant dans la gestion des réseaux d’électricité, des transports urbains, du système monétaire et boursier international, et à fortiori dans les mondes virtuels. D’ou l’immense intérêt des simulations informatiques et des réseaux neuronaux… En lisant cela, j’ai souri en pensant à toi.

Dans le cas où tu n’appréhenderais pas ces quelques lignes, il serait encore temps pour toi de retourner en faculté, Marc. Mais soucieux de communiquer avec toi , je t’illustrerais ces phénomènes avec  » quelques marques « , plus accessibles pour ton entendement.

Rappelle-toi de Napster, puis d’Audiogalaxy. Suivi par Kazaa, eDonkey et consorts. Aujourd’hui BitTorrent et le P2P crypté. Même le FBI hurle, à tel point qu’il a finalement décidé de travailler de concert avec des éditeurs du P2P afin de surprendre les pédophiles la main dans le sac… A chacune de tes répressions, naît un concept encore plus dévastateur pour tes marges commerciales, pas pour la création musicale comme tu le prétends. Prépare-toi à affronter cette internationale de la cyberculture gratuite, qui n’a de limites que son imagination, et dont tu es aujourd’hui le meilleur sergent-recruteur. N’oublie pas de mobiliser ces légions de programmeurs indiens et chinois, travaillant étroitement avec leurs pairs européens et nord-américains, développant des concepts logiciels encore plus délirants que le P2P, tant pour moi que pour ta Brigade du Décibel. Tu sais à quel point Bouddha, toujours aussi souriant et silencieux, nous est si mystérieux. Tu seras alors dans la position d’un champion du jeu d’échecs face à des débutants du jeu de go : paumé et complètement déstabilisé.

Quand tu seras profondément enlisé dans  » la Matrice  » – comme tes homologues américains à l’heure actuelle, je m’interroge sur ce que tu feras. Notre psyschodrame atteindra alors son point culminant, dans un ou deux semestres…Au final, ta croisade contre le vent me réjouit amplement. Si tu le souhaites, je te fournirais quelques astuces pour la radicaliser encore plus, afin que tu admires toi-même les brillants résultats de ton  » Blietzkrieg « . Tu es de la trempe de ces seigneurs, affirmant péremptoirement:  » vous êtes contre nous ou avec nous « . Les cybernautes te disent la même chose, Marc.

Je te félicite, et te fais part de ma profonde admiration.

Charles Bwele alias Bertrand Duguesclin,
e-marketeur et infographiste.

bwelech(a)yahoo.fr ou bdu_guesclin(a)yahoo.com

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Suite aux commentaires laissés à cet article, nous avertissons que le contenu de cette lettre est une fiction narrative. Charles Bwele et Pascal Nègre n’ont pas déjeuné ensemble, les enfants de Charles n’ont pas subi de perquisitions,…
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