D’abord il y a la décision juridique. Vendredi, le Conseil constitutionnel a jugé que même l’état d’urgence et la lutte contre le terrorisme ne sauraient justifier que la police entre au domicile de suspects pour y copier l’ensemble de leurs données informatiques, et pour utiliser leurs ordinateurs pour accéder à toutes leurs données déportées sur le Cloud, grâce aux sessions ouvertes sur Facebook, Google Drive et compagnies. « Cette mesure est assimilable à une saisie », et « le législateur n’a pas prévu de garanties légales propres à assurer une conciliation équilibrée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et le droit au respect de la vie privée », sanctionne le Conseil.
De la part de la juridiction suprême qui a validé sans sourciller la loi Renseignement au mépris des nombreuses oppositions fondées sur les droits de l’homme, validé dans les mêmes termes la loi sur la surveillance internationale des communications électroniques, ou qui avant cela avait donné son accord à la géolocalisation de suspects sans autorisation judiciaire, le message envoyé au gouvernement est clair : « vous avez vraiment déconné grave ».
Et puis il y a, ce qui est au fond beaucoup plus important, la signification politique de la décision du Conseil constitutionnel. Entre le 21 novembre 2015, date à laquelle a été promulguée la loi n°2015-1501 « relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions », et le 19 février 2016, date à laquelle le Conseil constitutionnel a invalidé l’article qui permettait de copier les données informatiques lors de perquisitions administratives, il s’est écoulé très exactement 90 jours.
Deux mois et 28 jours pendant lesquels les services de police ont pu réaliser environ 3 500 perquisitions et tirer profit d’une disposition dont même le très permissif Conseil constitutionnel a jugé qu’elle violait de façon disproportionnée le droit à la vie privée.
Or il faut le rappeler : Manuel Valls le savait. Le premier ministre avait demandé aux députés et sénateurs de ne pas saisir le Conseil constitutionnel, précisément parce que « si le Conseil répondait que la loi révisée est inconstitutionnelle sur un certain nombre de points, cela peut faire tomber [les procédures] déjà faites ». Il savait.
Valls, le Parlement et Urvoas sont dans un bateau. Personne tombe à l’eau ?
Par son obéissance aveugle, le Parlement s’est rendu complice de ce coup de force anti-démocratique, en laissant entrer dans le droit français, pendant 90 jours, un régime spécial qu’il savait pourtant incompatible avec la Constitution qui forme le contrat social passé entre le peuple français et le législateur. Au moins devait-il s’en douter et poser la question.
Il aura fallu attendre une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) demandée par la Ligue des droits de l’homme (LDH) pour qu’enfin le droit soit rétabli.
Notre actuel ministre de la Justice, Jean-Jacques Urvoas, dont on a déjà dit tout le mal qu’on pensait de sa nomination place Vendôme, avait lui-même défendu la disposition à l’Assemblée, lorsqu’il fut rapporteur de la loi sur l’état d’urgence, désormais censurée sur ce point. Il avait estimé que la copie des données n’était pas la même chose que leur saisie, laquelle « ne peut pas être décidée par quelqu’un d’autre que le juge judiciaire ». Or le Conseil constitutionnel a rappelé, ce qui est logique, qu’entre copier et saisir, c’est bonnet blanc, blanc bonnet.
Lors des débats parlementaires, Urvoas avait même fait rejeter un amendement qui proposait au minimum de mieux encadrer la copie des données. Son auteur, Denys Robiliard (PS), avait pourtant mis en garde :
« La copie des données qui figurent dans un ordinateur se rapproche tant d’une saisie qu’on peut penser que c’est identique. Je souhaite donc que cette copie se fasse dans le respect d’un minimum de formes. Il faut qu’elle fasse l’objet d’un procès-verbal, dans lequel on constate qu’on prend copie d’un certain nombre de fichiers informatiques, sans qu’il soit besoin de les lister. En outre, si l’analyse des fichiers ne révèle pas d’infraction, il faut que cette copie soit détruite, et qu’un procès-verbal soit établi et adressé au propriétaire des fichiers. Sinon, cela signifie que les données, en dehors de toutes formes, restent à la disposition de l’administration, ce qui ne me paraît pas être dans l’esprit du texte. »
Nous avons un ministre de la Justice qui voulait aller encore plus loin que la disposition censurée par les Sages
Pis, le désormais ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas avait aussi dit son accord personnel avec un amendement du député Alain Chrétien (LR), qui proposait carrément d’autoriser que le matériel informatique soit saisi sans autorisation judiciaire préalable. S’il s’était opposé à son adoption par les députés, c’est uniquement parce qu’il redoutait que le Sénat le retoque alors que le calendrier imposait que le Sénat vote le texte conforme, sans y changer une virgule. « Je demande à Alain Chrétien de faire montre de compréhension, même si ma position est difficile à entendre. Je n’ai aucun problème avec son amendement. Aucun », avait expliqué Jean-Jacques Urvoas. Mais « nous ne travaillons pas que pour nous. Je n’ai aucunement la certitude que nos collègues du Sénat l’accepteront ».
Nous avons donc un premier ministre qui a demandé au Parlement de ne pas saisir le Conseil constitutionnel parce qu’il se doutait que certaines mesures ne passeraient pas. Un Parlement qui a accepté de se soumettre. Et un ministre de la Justice qui, lorsqu’il défendait cette loi, voulait aller encore plus loin que la disposition censurée par les Sages.
Ce que nous dit la décision du Conseil constitutionnel, ce n’est donc pas seulement que la lutte contre le terrorisme ne peut pas justifier toutes les violations de la vie privée. C’est surtout que notre démocratie est malade, pourrie par des institutions qui rendent inamovible une élite qui n’a pas pour objectif de défendre des valeurs qui lui sont supérieures, mais simplement d’être élue et réélue. Il lui était plus simple de voter une loi liberticide en surfant sur les peurs, que de protéger une liberté au risque que ça lui soit un jour reproché par les électeurs.
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