Cet article est extrait de la newsletter #Règle30 de Numerama, écrite chaque semaine par la journaliste Lucie Ronfaut.
J’ai beau répéter qu’internet, c’est la vraie vie, il m’arrive de réaliser que ce n’est pas toujours vrai. L’autre soir, je dînais entourée de quatre hommes (une occurrence assez rare) et j’ai voulu faire ma maligne (ça, c’est beaucoup plus fréquent). Je leur ai demandé s’ils pensaient souvent à l’Empire romain. J’étais inspirée par une nouvelle tendance sur TikTok qui affirmait, interrogatoires de petits amis innocents à l’appui, que les hommes étaient obsédés par cette période de l’Histoire. Peut-être que je m’attendais à recréer l’une de ces scènes absurdes, qu’un de mes compagnons me réciterait la liste de ses empereurs préférés entre deux bouchées de flammekueches. Finalement, ma question a été accueillie avec confusion. Ils n’avaient jamais entendu parler de cette passion supposément inhérente à leur genre, et ne se sentaient pas concernés par le sujet.
Beaucoup a déjà été écrit sur ce mème (y compris à Numerama, qui vous résume tout ça si vous n’avez pas non plus suivi). En l’espace d’une semaine, de nombreux médias avaient déjà décortiqué le phénomène : son aspect résolument américain et blanc, ses liens avec les idées masculinistes (avant d’être un bro obsédé par le MMA, Mark Zuckerberg était un bro obsédé par la Rome antique), etc. Tout aussi vite, des internautes ont souligné qu’il s’agissait avant tout d’une vanne, que la plupart des vidéos étaient volontairement exagérées, et qu’il ne servait à rien de trop les analyser. « Je ne dis pas que des hommes ne pensent jamais à l’empire romain, mais clairement ça ne mérite pas autant d’attention », résume la newsletter Embedded.
TikTok ne comprend pas le second degré
Les mèmes genrés sont à la mode. Les réseaux sociaux sont bourrés de girlies qui mangent des girl dinners, qui s’adonnent à des hobbies comme les hot girls walks ou les girls maths, qui grimpent dans la voiture de leur Ken (en référence au film Barbie) mais sans jamais la conduire, car elles sont des passenger princesses. Si vous avez noté l’absence globale d’hommes, vous avez raison : ces blagues se concentrent la plupart du temps sur des expériences vues comme typiquement féminines (et hétérosexuelles), regroupées sous le mot de filles plutôt que de femmes. « On sait très bien qu’on se préoccupe davantage des filles, parce qu’elles ne sont pas encore des femmes et donc on les méprise moins », explique la journaliste Rebecca Jennings pour Vox, à propos de la popularité du mot girl sur TikTok. « Elles sont plus faciles à consommer.»
Cet humour ne fait pas rire tout le monde. Certain·es s’inquiètent qu’en plaisantant sur les prétendues différences entre les femmes et les hommes (elles sont mauvaises à faire leur budget ou conduire, ils sont fascinés par la puissance), on les renforce indirectement. Ce sujet est d’autant plus sensible à une époque où les discours conservateurs sur le genre (sexistes, homophobes, transphobes) gangrènent les réseaux sociaux. Mais quelque part, c’est justement ce qui rend ces vannes si amusantes. Puisque les femmes et leurs activités sont constamment dévalorisées, pourquoi ne pas détourner ce mépris pour son propre divertissement ?
Sauf que dans un web où tout est marketing, y compris nos propres contenus, on peut sincèrement s’interroger à qui profite ce petit théâtre du genre. J’ai beau consommer des vidéos ironiques sur la féminité, TikTok l’interprètera de la même manière que si j’avais regardé des contenus m’incitant à perdre du poids ou m’enseignant les meilleures manières d’attirer l’attention des hommes. Et quand ces micro-phénomènes sont sortis de leur contexte, qu’ils sont repris par des médias et des marques à la vitesse de l’éclair, qu’on nous vend un plateau à fromages estampillé girl dinner ou des tee-shirts je pense probablement à l’empire romain, la blague en est-elle toujours une ? Le lendemain de mon dîner, l’un de mes amis a sorti sous mes yeux un livre sur l’histoire de la Mésopotamie. Je me suis demandé si cela ferait un bon mème.
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