Si Instagram et TikTok, temples du foodporn, regorgent de recettes salivantes, l’application chinoise grouille désormais de vidéos de recettes d’une autre saveur. Des créateurs américains assemblent grossièrement des quantités industrielles d’ingrédients plus gras, transformés et chimiques les uns que les autres, et feignent la délectation lors de la dégustation. 

Des chips jetées à l’eau et dissoutes en purée, des spaghettis crus enfouis dans une montagne de viande hachée, des frites baignant dans le ketchup coagulées en cake, voilà le type de recettes qui agite désormais Tiktok.

Exemple de recette horrifique de Tiktok // Source : Capture Numerama
Exemple de recette horrifique sur Tiktok // Source : Capture Numerama

Cette nouvelle vague de recettes Tiktok se démarque par l’usage d’aliments peu valorisés à l’ère du healthy lifestyle, riches en conservateurs, exhausteurs de goût et colorants. Au rang des guests stars de ces vidéos, figurent bonbons, produits surgelés ou en conserve ainsi que des viandes, gâteaux et fromages industriels. L’excès prévaut avec des effusions de sauce, des coulées de fromage aux couleurs artificielles, et des plats criblés de morceaux de beurre

Recette à base de fromage // Source : Capture Numerama
Recette à base de fromage // Source : Capture Numerama

Du côté des fourneaux, pas de préparation, mais un simple assemblage d’ingrédients, parfois découpés à même leur emballage. Loin des contenus pailletés d’Instagram, les paquets sont éventrés aux ciseaux, et les plats servis dans des barquettes aluminium ou des contenants improbables et peu hygiéniques : glacières, piscines, etc. Le plat obtenu est souvent un gloubi-boulga d’ingrédients, sur lequel on peine à mettre un nom.  

Des comptes ont fait de ce genre de contenus une spécialité, à l’instar de Janelleandkate, Myjanebrain, Thevulgarchef, Tammylouiseee, Theshabakitchen, pour n’en citer que quelques-uns. Certaines de leurs vidéos sont devenues virales, s’exportant sur d’autres plateformes, comme les chips devenues purée de pommes de terre. 

Une parodie de « foodporn »

Des plats inspirant le dégoût, moisis ou en état de décomposition, sont servis depuis bien longtemps aux internautes avides de sensations, partagés entre répulsion et attraction. Ils relèvent du style « foodgore », savant mélange lexical de l’expression « foodporn » et du « genre cinématographique et littéraire dérivé de l’horreur » (le gore). Selon le maître de conférence Gustavo Gomez Mejia (auteur d’un article consacré au foodporn et foodgore), ayant ingurgité pour ses travaux quantité d’images de mets désirables comme répugnants, le foodgore renvoie à un « univers alimentaire dégoûtant ».

Image tirée du subreddit « r/foodgore » crée en 2012, intitulée « My mums nachos » // Source : Capture d'écran Numerama
Image tirée du subreddit « r/foodgore » crée en 2012, intitulée « My mums nachos » // Source : Capture d’écran Numerama

La particularité de la nouvelle variété de foodgore ayant envahi Tiktok, contrairement aux formes de foodgore antérieures, est qu’elle reproduit en tous points les codes et les étapes d’une vidéo de recette « mainstream ». Ces vidéos de recettes horrifiques s’achèvent, par exemple, par la traditionnelle dégustation du plat et l’expression d’une délectation.

Comme dans le foodporn, les recettes sont rythmées par des musiques tendance et assorties de légendes élogieuses, copieuses en hashtag : your new favorite dinner made easy #texas#pasta#italianfood#nonna#cooking#marinara#recipe (« ton nouveau dîner favori facile à faire »), chicken has never been this good #recipe#cooking#bacon#dinner#dance#topthetater (« le poulet n’a jamais été aussi bon »). Cet étiquetage fallacieux crée un décalage avec l’horizon d’attente des usagers. Malgré les effets d’annonce, les plats présentés comme mémorables s’avèrent rebutants, et sont à mille lieux de la recette de grand-mère ou du plat traditionnel promis en description. 

Le foodgore est pourtant originellement ce que le finsta est au compte Instagram. Il s’inscrit en faux des plats léchés, enrobés de filtres des réseaux sociaux, et revendique une forme d’authenticité. La réalité de l’alimentation quotidienne, parfois terne, mal dressée, peu appétissante y est mise à l’honneur et esthétisée. Les formes de foodgore qu’avait auparavant étudiées Gustavo appartenaient à cette gamme, relevant du banal, de l’accident (un met pourri oublié dans le frigo), ou d’une expérience suivant un « protocole time lapse ».

La variante de foodgore tiktokesque ne manifeste pas explicitement son appartenance au style foodgore, et rentre dans le moule des images stylisées prévalant sur Instagram.

La recette de ce foodgore disséquée par Gustavo Gomez Mejia

Créatrice de contenus foodgore, correspondant en tous points aux normes et critères de beauté // Source : Capture d'écran Numerama
Créatrice de contenus foodgore, correspondant en tous points aux normes et critères de beauté // Source : Capture d’écran Numerama

Pour mieux comprendre les ressorts de ce foodgore savamment déguisé en foodporn, nous avons interviewé Gustavo Gomez Mejia. Après lui avoir fait déguster ces vidéos, non pas à l’aveugle, mais les yeux et autres sens bien ouverts, nous l’avons invité à en reconstituer les ingrédients clés. 

« J’ai l’impression que le résultat est dépositaire de foodporn et de foodgore, mais qu’il y a aussi deux autres genres hybridés dans ces contenus. Ce serait d’un côté les lifehacks [astuces de vie] et de l’autre côté tout ce qu’on a pu nommer à un moment le ‘méta cringe’ », analyse-t-il tout en anglicismes.  

Selon lui, les recettes sont une subversion de foodporn, puisqu’elles n’ont pas pour fonction d’être reproduites chez les usagers. Cela amène Gustavo à qualifier les créateurs de ces contenus d’« anti-influenceurs ». De même, l’excès pouvant caractériser le foodporn, avec un amoncellement d’ingrédients médiagéniques et dégoulinant (comme le chocolat, le sirop, le fromage fondu, le jaune d’œuf etc.) verse selon lui à « l’excrémentiel » dans les vidéos de foodgore de Tiktok. L’amas d’ingrédients prend des airs nauséabonds de vomis, d’excréments. La pointe de post ironie, de méta cringe que note Gustavo se loge quant à elle dans l’expression d’une satisfaction par les protagonistes, ou dans le fait de donner le plat à manger à leurs enfants. 

La clé du succès de ces recettes 

Un suspense dévorant

Malgré le dégoût profond qu’elles procurent, ces vidéos sont consommées en masse. Et rares sont les usagers qui s’en contentent d’une. Comment expliquer le succès de cette formule, faisant naître des émotions négatives ? Pour Gustavo, c’est le suspense qu’entretiennent ces vidéos qui encourage leur visionnage et l’engagement des internautes. Il peut être difficile de jauger à première vue si ces vidéos sont d’authentiques recettes, faites pour être dégustées. Alors que le foodporn ne pose pas question, qu’on le dévore avec un regard « automatisé », le regard se « désautomatise » au contact de cette forme de foodgore, qui instille le doute sur les intentions des créateurs.

L’équivoque est alimentée par plusieurs facteurs. Les vidéos ont pour décor l’espace domestique (la cuisine) et mettent en scène des membres de la famille, qui commentent la recette, ce qui donne l’impression d’une forme de spontanéité, d’authenticité. L’apparence physique des créateurs, souvent des jeunes femmes correspondant en tous points aux critères et normes de beauté (minces, maquillées, etc.), ne fait que nourrir le doute sur leur consommation effective de ces recettes ultra-caloriques, anti-diététiques. Cette incertitude à l’égard des intentions des créateurs transparaît dans les commentaires : « are these real recipes or just jokes? I’m new here » (« ce sont de vraies recettes ou juste des blagues ? Je suis nouveau ici »), « This whole thing is a joke….right ? » (« tout ça est une vaste blague…. on est d’accord ? »).

Évidemment, le créateur lui-même ne leur sert jamais la réponse sur un plateau.

Une curiosité (mor)bide

Illustration du roman « Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice » du Marquis de Sade, attribuée à Claude Bornet // Source : Wikipédia
Illustration du roman « Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice » du Marquis de Sade, attribuée à Claude Bornet // Source : Wikipédia

Plus trivialement, le succès de ces vidéos s’explique par une curiosité morbide instinctive, ou comme le dit Gustavo, « la satisfaction causée par la transgression d’un seuil ». L’usager veut savoir jusqu’où ira la transgression, que ce soit par rapport aux recettes canoniques du foodporn ou aux traditions gastronomiques de référence. En somme, jusqu’où la recette de l’aubergine à la Parmigiana sera-t-elle malmenée ? La transgression concerne aussi, selon Gustavo, l’expérience corporelle de l’internaute, qui met ses sens à l’épreuve, teste ses propres limites. Le chercheur compare cette « curiosité visuelle » à celle qui anime les adeptes de films d’horreur, en quête de « récompenses horrifiques ». Il explique que, malgré le sentiment de malaise que peuvent susciter ces vidéos, elles sont aussi sources de satisfaction, de gratification pour nos sens. L’humain aime se faire peur ou se dégoûter, preuve en est le succès des mukbangs, des vidéos de perçage d’abcès, etc.

Pour certains chercheurs, ce goût pour le dégoût relèverait de l’instinct de survie. « Le dégoût permet d’éviter les situations toxiques (…), de nous protéger des empoisonnements et des maladies » (Martine-Eva Launet, Céline Peres-Court), c’est pourquoi l’humain serait tant captivé par les choses dégoûtantes. Pour Gustavo, les vidéos de recettes répugnantes de TikTok nous obnubilent d’autant plus qu’elles comportent une part de familier, « d’inquiétante étrangeté » (Freud). Il tire un parallèle avec les coprophagies (consommations de matière fécale, pour les non-initiés), se déroulant durant les orgies décrites par le marquis de Sade. À la manière des aliments reconnaissables dans les excréments des coprophagies, on retrouve dans ces vidéos TikTok des morceaux entiers de plats ou de traditions gastronomiques, déformés de manière sadique. 

« Ça a l’air dégoûtant » : derrière le foodgore, une critique de l’Américanité

Ces vidéos donnent lieu à différentes réactions chez les internautes. Gustavo en brosse une typologie à grands traits. Sans surprise, on trouve dans les commentaires des expressions de dégoût : « that looks gross » (« ça a l’air dégoûtant »),« « disgusting » (« dégoûtant »), parfois sous forme d’emojis vomis.  

S’observent aussi « une correction compulsive de détails » très premier degré et des remarques sur le caractère diététique, hygiénique ou non des recettes : « Des tomates pas lavées et des pâtes dures ? »), « can you use something less sweet than condensed milk? » (« peux-tu utiliser quelque chose de moins sucré que du lait condensé ? »). Dans le torrent de réactions, ressort aussi une critique de l’américanité. Ces vidéos natives de TikTok sont en effet regardées outre atlantique par des Européens ou autres, fustigeant le sabordage de leurs traditions gastronomiques par une cuisine américaine industrialisée. Des questions éthiques (gâchis, surconsommation) sont aussi soulevées en commentaire, puisque certains internautes sont persuadés que les plats finissent à la poubelle : « You suck!!! Why don’t you donate food instead of wasting it!!! » (« Tu crains !!! Pourquoi ne pas donner de la nourriture au lieu de la gaspiller !!! »). À une époque où le végétarisme est adopté pour des convictions écologiques, l’usage immodéré de viandes échauffe aussi les esprits. 

Ces réponses premier degré côtoient des commentaires ironiques, s’amusant de ces nanars alimentaires, presque burlesques : « AUTHENTIC ITALIAN 🔥🔥🔥 » (« authentique italien »), « Everybody’s so creative..! » (« tout le monde est si créatif..! »). Cette dernière phrase est la marque de fabrique du compte Tiktok @tanaradoublechocolate, dédié à la critique des recettes horrifiques. Elle est devenue un leitmotiv, dont use (et abuse ?) en commentaire les usagers, à chaque nouvelle offense culinaire postée sur la plateforme. Comme le remarque Gustavo, alors que le foodgore désautomatise le regard, il engendre paradoxalement des réactions automatisées, ritualisées, toutes semblables. @tanaradoublechocolate n’est pas le seul compte consacré au commentaire des recettes répulsives

Une recette lucrative

Contrairement aux formes de foodgore antérieures, aux contenus erratiques, connus d’un nombre restreint de curieux, d’esthètes, ou de fétichistes alimentaires, ce foodgore constitue une véritable industrie. Il est produit à la chaîne par des comptes dont c’est la ligne éditoriale et conçu pour générer de l’ « engagement bait » (littéralement « appât à engagement »). Ces vidéos forment une tendance poussée par l’algorithme. Avec le lancement en septembre 2020 d’un fond pour les créateurs TikTok, récompensant les usagers produisant des contenus engageants, la tambouille du foodgore est devenue un commerce juteux. Une nouvelle économie du foodgore a vu le jour, autour de laquelle gravitent aussi les comptes dédiés à la critique des recettes. 

Tout comme la colère, le dégoût favorise le partage de contenus sur les réseaux sociaux et leur propagation, ce qui explique la spécialisation des créateurs dans ce type de contenus.

La pratique qui consiste à provoquer la colère de l’usager pour susciter son engagement, est dotée d’un nom (le « rage-bait ») et documentée. Dans le cas des vidéos qui nous préoccupent, l’émotion recherchée est différente. C’est avant tout le dégoût qui constitue le ressort de ces recettes made in Tiktok, qui peuvent aussi convoquer l’indignation, la colère, l’incompréhension, etc. Dès lors, ne faudrait-il pas plutôt parler de « gore-bait » ? Nous avons questionné Gustavo sur la pertinence de recourir à ce néologisme, qu’il a approuvé. Tout comme la colère, le dégoût favorise le partage de contenus sur les réseaux sociaux et leur propagation, ce qui explique la spécialisation des créateurs dans ce type de contenus.

Certaines plateformes ont timidement engagé une lutte contre l’engagement bait (comme Facebook à partir de 2017), mais le gore-bait ne tombera jamais sous le coup de la modération (déjà insuffisante) des plateformes. Et pour cause, l’appât à engagement dont il ressort n’est pas explicite et relève surtout d’un jugement subjectif. On a le sentiment que le contenu est modelé pour dégoûter, creuser un fossé déceptif entre la parole et l’image, mais l’ombre d’un doute persiste toujours. Comme le pointe très justement Gustavo, le regard porté sur ce contenu, les sensations qu’il nous procure varient d’une culture et d’une époque à l’autre, d’où la difficulté d’émettre un jugement tranché sur les intentions du créateur. 

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