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J’ai beau vivre dans un monde très différent de celui de mes parents, mes pratiques culturelles leur ressemblent parfois. Tous les matins, je prends mon petit-déjeuner en lisant des newsletters d’actualité sur mon smartphone, dans un écho pas si lointain à mon père qui lisait L’Union en buvant son café. Même sur YouTube, mes habitudes rejoignent un rituel que j’exécrais ado : je visionne souvent une vidéo pour accompagner mon dîner, de la même manière que ma famille ne manquait jamais le JT de 20 heures. Cette ressemblance va jusqu’à l’omniprésence de la publicité dans nos soirées.
Évidemment, il existe une différence majeure entre mon expérience des médias aujourd’hui et celle de mes parents à l’époque : la publicité à laquelle je suis exposée en ligne est bien plus ciblée que celle à la télévision, et je peux difficilement y échapper. Elle me suit depuis des années, réagit au moindre changement de vie (mon déménagement dans une autre ville) ou via des devinettes foireuses sur mes désirs personnels (depuis que j’ai dépassé les trente ans, j’ai régulièrement des promotions non sollicitées pour des tests de grossesse). Elle fait aussi preuve d’un sexisme qui m’horripile. Parce que je regarde une vidéo dédiée à un sujet vu comme féminin, on me sert ensuite une publicité pour savon où une sirène me prévient que mes organes génitaux pourraient sentir le poisson (à ce sujet, je vous recommande cet article de Libération sur la diabolisation des odeurs vaginales chez les influenceuses et le business qui en découle).
Alors que je me plaignais de la sirène malpolie sur les réseaux sociaux, plusieurs personnes m’ont signalé que je pouvais bloquer ces réclames. Sauf que je n’ai pas envie de toutes les faire disparaître. Bien sûr, je ne veux pas être harcelée de publicités, encore moins celles qui m’empêchent de faire ce que j’avais prévu sur un site ou une application. Mais je suis curieuse des clichés que les annonceurs associent à ma vie. Par exemple, sur le sujet des injonctions de genre, j’apprécie beaucoup le travail de Gabrielle Stemmer et ses desktop documentaries, qui révèlent la manière dont on parle aux femmes sur YouTube en montrant simplement le contenu d’un écran.
Internet est-il cassé ?
Nous sommes dans une période de mutations en ligne. On a presque l’impression qu’internet serait « cassé », pour reprendre les termes du MIT Technology Review. Dans cet article, la journaliste Katie Notopoulos souligne que le modèle gratuit qui s’est imposé sur le web grand public ces vingt dernières années serait son « péché originel », car il a mis la publicité au cœur de son architecture. « Quand on réfléchit à tout ce qui ne va pas — comme le harcèlement, la montée de l’extrémisme politique ou la détérioration de la santé mentale des adolescentes —, il n’est pas forcément évident de relier tout ça à la publicité en ligne (…) Mais parce qu’elle réclame de l’attention, elle a autorisé, et elle nourrit les pires côtés de l’humanité.»
D’où la montée de modèles concurrents comme celui de l’abonnement payant (à un média, au Patreon d’un·e vidéaste), du financement collectif (sur Mastodon, beaucoup de serveurs sont financés par leurs propres utilisateurs et utilisatrices) ou de pratiques alternatives, comme ces personnes qui désactivent leur bloqueur de publicités de manière sélective pour soutenir le travail d’un individu ou d’un collectif (en tant que journaliste, que je le veuille ou non, mon salaire est en partie financé par les revenus publicitaires des médias qui m’embauchent).
Mais en attendant la transformation éventuelle du web et de ses modèles économiques, on estime que 40 % des adultes américains ou américaines utilisent un logiciel pour bloquer les publicités en ligne (quand c’est possible). Cela signifie qu’une majorité d’entre nous voit des réclames tous les jours. Observer ces publicités, et se demander pourquoi elles s’affichent devant nos yeux, c’est soulever et documenter des enjeux politiques importants. Pourquoi la France est-elle le premier pays ciblé par la campagne publicitaire du gouvernement israélien contre le Hamas ? Pourquoi Facebook accepte-t-il des réclames pour des préservatifs masculins, mais censure celles pour des culottes menstruelles ? Pourquoi les internautes racisés ne voient pas forcément les mêmes annonces que les personnes blanches, y compris pour des offres d’emploi ou de logement ? Ce n’est pas que j’aime la publicité. C’est que je n’aime pas faire comme si elle n’existait pas.
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