Cet article est un extrait de la newsletter #Règle30. Elle est envoyée à 11h tous les mercredis.
Je ne crois pas qu’on puisse être trop vieux ou vieilles pour internet. Même si certaines pratiques en ligne deviennent ringardes, elles disparaissent rarement. À la place, elles mutent. Prenez les chaînes de mails : on a beau les associer à un temps révolu (ou, à la rigueur, à nos parents), elles sont encore partout en ligne, mais sous de nouvelles formes. Partage une photo de toi il y a dix ans ! Tes six films préférés ! Tes dix émojis les plus utilisés te donneront ton avenir pour cette nouvelle année ! Il est doux de constater que, malgré un web sans cesse bouleversé par les décisions économiques des plateformes, nous restons avant tout des êtres humains liés par notre désir de communiquer.
Ces derniers temps, quand j’ai besoin de réconfort face à l’avalanche d’actualités déprimantes (plus rarement drôles) sur l’avalanche des IA génératives en ligne, je pense aux émojis. Déjà parce que je suis incapable d’envoyer un message à un·e amie sans y glisser un visage à chapeau de cowboy ou un cochon qui fait du saxophone (🎷🐖).
Mais aussi parce que j’y vois, sur certains points, des similarités avec les contenus automatiques qui gangrènent petit à petit nos fils d’actualité. Les émojis, comme les IA génératives, produisent des symboles et influencent notre communication. La grande différence entre ces deux sujets, c’est qu’on a eu le droit d’en débattre.
Nés au Japon en 1995, les émojis ont été consacrés dans le monde grâce à leur intégration en 2010 à Unicode, un standard informatique qui unifie les caractères qu’on utilise sur nos smartphones, logiciels, plateformes, etc. Il est lui-même géré par le consortium Unicode, une organisation privée sans but lucratif, dont font partie plusieurs géants de la tech comme Meta, Alphabet, Amazon ou Apple. On y retrouve aussi des individus ou des associations comme celle qui gère le domaine .bzh, qui milite depuis des années pour la création d’un émoji à l’effigie du drapeau breton, sans succès.
Personne ne prétend que les émojis sont apolitiques
Car les mignonnes petites icônes portent un gros enjeu d’influence politique et culturelle, qu’il s’agisse de représenter plusieurs types de couleur de peau, une fondue suisse, une femme voilée ou des couples homosexuels. Et si tout le monde peut en théorie proposer son propre émoji, il s’agit en fait d’un processus assez opaque et avec peu de chance d’aboutir. Fin 2022, le comité en charge des émojis au sein du consortium Unicode a annoncé qu’il allait sensiblement ralentir le nombre de nouvelles entrées chaque année. Ce qui n’empêche pas les débats de continuer : l’émoji nerd est-il discriminant pour les personnes avec des lunettes ? Pourquoi y a-t-il si peu de champignons sur les claviers de nos smartphones ?
Tout ça peut paraître futile. C’est justement ce foisonnement de discussions, qu’elles soient utiles ou non, qui m’intéresse. Personne n’a jamais prétendu que les émojis étaient apolitiques. Et même si quelques grandes entreprises contrôlent partiellement leur création, ils nous appartiennent d’une certaine manière. On peut les interpréter comme on le souhaite, en faire des mèmes, des insultes, des outils de drague, un moyen imparfait de jauger l’âge de quelqu’un, des symboles de nos identités, en réclamer d’autres, bref, représenter toutes les nuances de notre communication, un caractère à la fois.
À l’inverse, les IA génératives font l’objet de peu de débats démocratiques sur leur production et leur utilisation, puisque présentées comme forcément inévitables. Leur intérêt social est par ailleurs assez limité, à part pour faciliter les pires interactions humaines (harcèlement, arnaques), voire les faire disparaître. Je n’ai rien contre les IA génératives en tant qu’outil, qui peut être intéressant dans des cas de figure moins grand public. J’aimerais simplement qu’elles nourrissent les conversations plutôt que de les étouffer. Si le web doit devenir inhumain, il nous restera au moins les émojis.
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