Passer Canal+ en clair durant le premier confinement en France était un geste assurément appréciable pour les téléspectateurs, au moment de la pandémie de coronavirus. Un moment de solidarité, diront certains. En tout cas, une belle opération de communication pour la chaîne cryptée. Mais c’était surtout un geste illicite du point de vue du droit.
C’est ce que le tribunal judiciaire de Paris a rappelé dans une décision rendue le 25 janvier 2024, comme le fait remarquer l’avocat Alexandre Archambault sur X (ex-Twitter). La chaîne cryptée vient d’être condamnée à indemniser le groupe TF1, qui s’est dit victime de cette ouverture du signal à tout le monde, au-delà de la clientèle habituelle.
Au global, la chaîne cryptée va devoir débourser un peu plus de 1,6 million d’euros pour dédommager les sociétés GIE TF1 Acquisition de droits, TF1, TMC, TFX et TF1 Séries films, TF1 Films productions et La Chaîne info-LCI. Toutes appartiennent au groupe TF1. L’affaire pourrait se poursuivre sur le terrain du droit en cas d’appel.
Le groupe Canal, dans une réaction adressée à Numerama, indique à ce propos envisager de porter l’affaire en cour d’appel. Il souligne aussi que TF1 a été jugé irrecevable à agir en contrefaçon et n’a pas obtenur gain de cause sur toutes les sommes demandées (12 millions d’euros)
Les sommes en jeu visent à compenser le « préjudice de dépréciation des droits de diffusion » de certains films, réparer le préjudice moral des filiales de TF1 et prendre en charge les frais de justice. Dans le détail, trois longs-métrages sont concernés : All inclusive, Jusqu’ici tout va bien et Avengers : Endgame.
Une infraction à la chronologie des médias
En l’espèce, le tort de Canal+ est d’avoir enfreint la chronologie des médias en passant momentanément en gratuit au début de la propagation du virus. Ce mécanisme alloue pour chaque diffuseur un créneau temporel pour exploiter un film après la sortie en salle. Divers critères existent pour définir la durée et l’ordre de passage.
Canal+ est positionné tôt dans la chronologie des médias — l’ancien cadre lui permettait de diffuser un film 8 mois après le cinéma. Une chaîne comme TF1 est bien plus loin (30 mois). Canal+ est accessible sur abonnement, pas TF1. Or, les films diffusés par Canal+ dans sa fenêtre d’exploitation ne sont censés être vus que par sa clientèle.
Avec l’opération Canal+ gratuit, la chaîne cryptée est sortie de facto de sa fenêtre d’exploitation et a occupé dans le même temps le créneau réservé aux chaînes gratuites (TF1, M6, France Télévisions…). Résultat : celles-ci se sont retrouvées lésées puisque les droits de diffusion éventuels qu’elles ont acquis ont perdu de la valeur.
Pourquoi, en effet, regarder gratuitement sur TF1 Avengers : Endgame 30 mois après la sortie du film en salle, alors que Canal+ l’a diffusé en clair 8 mois après (le film était arrivé sur la chaîne cryptée à partir de décembre 2019) ? Les téléspectateurs et téléspectatrices se sont orientés naturellement vers l’opportunité la plus proche.
Pour TF1, il y avait des raisons de craindre un manque à gagner publicitaire et une baisse d’audimat. D’autant que l’initiative de Canal+, annoncée le 16 mars, juste au moment de la mise en place du premier confinement, était partie pour durer un petit moment. Le groupe prévoyait de garder le signal ouvert jusqu’au 15 avril 2020.
Rapidement toutefois, les règles de la chronologie des médias ont fait leur apparition dans le débat et plusieurs chaînes concurrentes de Canal+ ont protesté. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) — devenu l’Arcom depuis — n’avait pas engagé de procédure disciplinaire à l’époque, mais avait plaidé pour une opération brève.
Face à la pression croissante des chaînes gratuites, Canal+ avait fini par raccourcir franchement son geste. L’opération Canal+ gratuit s’est achevée deux semaines avant la date prévue initialement. Le signal a été brouillé de nouveau le 31 mars, au lieu du 15 avril. Un retour à la normale trop tardif aux yeux des plaignants, en témoigne ce procès.
(mise à jour avec la réaction de Canal+)
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