En 2005, le blogueur Nick Wilson consacrait un article à « l’Art du linkbait », en proposant des techniques d’écriture pour augmenter l’audience de son blog : faire référence à l’actualité du moment, donner des astuces utiles, être drôle, ou critiquer le travail d’un·e autre auteur·e. « Il y a deux manières d’attraper l’attention : la gentille et la méchante », écrivait-il. « La plupart du temps, vous pouvez dire que vous êtes en désaccord avec quelqu’un, mais pas l’attaquer frontalement. Personne n’aime les connards. »
Le terme finira par évoluer en clickbait et gagnera une connotation plus négative. Aujourd’hui, il désigne tout type de contenu en ligne qui n’hésite pas à mentir ou à grossir le trait pour se rendre plus attirant, généralement dans le but d’engranger des revenus publicitaires. Ce qui est intéressant, c’est que le clickbait change de format en fonction des plateformes.
Sur LinkedIn, il prend la forme d’une anecdote de travail censée nous apprendre une grande leçon de vie. Sur Twitter/X, on aime les threads à rallonge. YouTube, TikTok et Instagram sont eux le royaume des storytimes, des histoires aux promesses exceptionnelles (comment j’ai failli mourir !) qui cachent souvent une réalité plus banale (comment j’ai avalé ma tartine de travers). En France, ce format a récemment trouvé un adversaire féroce : le compte Abrège Frère.
Tout le contenu n’est pas pour vous
Lancé en janvier, et inspiré par des projets anglophones similaires, ce vidéaste est devenu très vite populaire avec un concept simple. Il choisit des vidéos selon lui trop longues, ou divisées en plusieurs parties pour instaurer un suspens factice, et les résume en quelques phrases, regard sceptique à l’appui. Le but : faire gagner du temps aux internautes exaspéré·es de se faire avoir par des contenus trompeurs et à rallonge. De fait, Abrège Frère a touché une corde sensible, dépassant le million d’abonné·es sur TikTok en à peine quelques semaines. Mais sa popularité s’est aussi accompagnée de critiques de créatrices, qui l’accusent de provoquer des vagues de cyberharcèlement misogyne.
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D’un côté, le succès d’Abrège Frère est motivé par un malaise compréhensible : celui de voir les choix économiques des plateformes influencer notre communication. Comme nous le rappelle Le Monde, le format de la storytime « en saucisson » est la conséquence des algorithmes de TikTok qui ont tendance à favoriser les vidéos courtes et qui se suivent. Les personnes épinglées par Abrège Frère sont peut-être agaçantes, mais elles ne font que respecter les règles implicites pour avoir du succès sur le réseau social.
D’un autre côté, si le compte ne vise pas que des femmes (et que certaines de ses cibles acceptent qu’on se moque d’elles), les conséquences ne sont clairement pas les mêmes pour tout le monde. Ces dernières semaines, plusieurs créatrices ont reçu des torrents d’insultes, parfois sans même faire l’objet d’une mention par Abrège Frère, juste pour le plaisir de dire à une femme de se taire. C’est notamment le cas de la créatrice Chloé Gervais, ici citée chez BFTMV : « c’est fou de penser que tout le fucking contenu est pour vous ».
Sur internet et en dehors, la parole des femmes est sans cesse confisquée, qu’il s’agisse de se moquer de leurs centres d’intérêt, de faire douter leur expertise, de les interrompre, ou de les attaquer tout court. On peut citer le travail de la chercheuse et militante féministe Corinne Monnet, qui publiait en 1998 un article sur les inégalités de genre dans nos conversations. Elle s’en prenait notamment au stéréotype de la femme bavarde, en démontrant qu’il s’agit avant tout d’un outil pour nous pousser au silence.
Cette affaire fait écho à ces réflexions. Elle démontre bien le pouvoir des plateformes que les hommes veulent accaparer, comme ils prennent déjà toute la place dans la sphère politique ou professionnelle. Et c’est d’ailleurs le but de comptes comme Abrège Frère : capter et maîtriser une puissance médiatique. Eux aussi respectent les règles implicites des réseaux sociaux, en produisant des contenus parfaitement paramétrés pour la viralité, fondés sur la réaction, l’humour et la moquerie, exactement comme les conseils de Nick Wilson en 2005. Tout le monde peut faire le jeu des plateformes. Mais qui sera puni·e ensuite ?
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