Si vous entrez dans un bar à bières artisanales, comme on en trouve aujourd’hui dans presque toutes les villes françaises, il y a de fortes chances pour que vous tombiez sur un type de buveur bien particulier. Smartphone en main, avant même que la mousse fraîchement servie ne touche ses lèvres, il capture rapidement un cliché de sa pinte et l’enregistre dans son application préférée : Untappd.
Depuis 2010, l’application californienne aux airs de Pokédex donne la possibilité aux aficionados de boisson houblonnée de faire des check-ins de toutes les bières consommées et de les noter, grâce à une base de données gargantuesque alimentée par les utilisateurs et les brasseries.
Avant elle, BeerAdvocate fondée en 1996 (et rachetée en 2020 par Next Glass, la maison mère d’Untappd) et RateBeer, lancée en 2000, donnaient déjà le ton. Mais leur poids sur le marché brassicole restera majoritairement cantonné à l’Amérique du Nord, contrairement à Untappd, dont l’influence a traversé l’Atlantique jusqu’à toucher nos brasseries artisanales françaises, en pleine expansion depuis dix ans — on en compte près de 2 900, contre 500 en 2013.
En France en 2023, 1,3 million de check-ins ont été réalisés par 108 910 utilisateurs et utilisatrices (dont 79 % sont des hommes, 7 % des femmes et 13 % n’ont pas renseigné leur genre), d’après les chiffres communiqués par Tom Maneschijn, vice-président Europe de Next Glass — à l’échelle mondiale, on compte 109 millions de check-ins pour 11 millions d’utilisateurs et utilisatrices.
« Il y a encore deux ans, nous étions à 40 000 utilisateurs, la croissance est exponentielle, même si la France est encore un peu derrière, car l’application n’est pas traduite en Français, ce qui va bientôt changer », précise Tom Maneschijn, qui parle de près de 300 000 utilisateurs et utilisatrices dans l’Hexagone. « Entre 40 à 60% des utilisateurs utilisent Untappd comme une encyclopédie, sans jamais faire de check-in. »
Si ces 108 910 personnes semblent n’être une goutte d’eau parmi les 42,8 millions de consommateurs et consommatrices d’alcool que compte la France et les 22 millions d’hectolitres de bière consommés en moyenne chaque année, ce sont bien elles qui font la pluie et le beau temps dans le petit monde de la bière artisanale française. C’est une variable avec laquelle celles et ceux qui produisent doivent désormais composer.
De faux avis positifs envoyés en masse
Entre la possibilité d’ajouter une photo, localiser le lieu de consommation, commenter son ressenti global ou récupérer des badges pour intensifier la gamification, c’est surtout la notation et les classements qui retiennent toute l’attention… non sans quelques crispations pour les brasseurs et brasseuses.
« On se prend des 0,5 sur 5 avec un emoji vomi et ‘je n’aime pas le gingembre’ en commentaire », déplore Alice Roche, brasseuse et cofondatrice des Intenables, en Alsace (3,95 de moyenne sur l’appli et cinquième au classement national). « Au restaurant, tu ne vas pas commander de l’agneau si tu n’aimes pas ça, mais les gens boivent des bières avec des ingrédients qu’ils n’aiment pas pour ensuite les défoncer sur Untappd. »
Après un signalement, la brasseuse voit sa requête refusée : « On m’a répondu que c’était juste l’avis légitime d’un utilisateur, mais pour moi c’est abusif, c’est du troll et on ne peut rien faire pour le modérer. »
Pour Tom Maneschijn, les abus restent minimes grâce à des équipes et des algorithmes qui scrutent les check-ins au quotidien : « Si on reçoit un grand nombre d’excellentes ou de très mauvaises notes d’un coup sur une bière ou une brasserie, on le flag directement et on détermine si c’est problématique ou non », explique-t-il, se rappelant ces centaines de check-ins positifs émanant du Groenland, avec une adresse IP basée en Inde, tous rapidement supprimés.
Les brasseurs et brasseuses dénoncent aussi les brasseries qui invitent leurs proches, familles et salariés à noter positivement la bière à sa sortie, pour la faire grimper dans le classement. Une pratique « mesquine et inutile » pour Rémi Gliozzo, brasseur et fondateur de La Malpolon, dans l’Hérault (3,89 de moyenne et en bonne position dans le top 20 national) : « Quand ce ne sont plus que les tatas et les cousins qui achètent, on se rend vite compte si les notes étaient justifiées ou non », plaisante-t-il. « On le sait et on les voit, confirme Tom Maneschijn. Mais 99% du temps, c’est trop infime pour que ça change quoi que ce soit, surtout quand on sait que certains compétiteurs mettent aussi de faux avis négatifs. »
Qu’en est-il alors de la fiabilité des moyennes et des classements ? Pour Alice Roche, les biais des consommateurs et consommatrices affectent trop la notation : « Ils sont aussi influencés par la moyenne générale et si la bière est mal notée, ils auront tendance à mal la noter même s’ils ont aimé, et inversement. »
Rémi Gliozzo perçoit la notation comme crédible à un certain niveau. « Une brasserie qui a plus de 5 000 check-ins, si elle a de bonnes notes, c’est généralement assez fiable et les mauvaises notes sont moins préjudiciables », note-t-il. De son côté, Tom Maneschijn invite les brasseurs et brasseuses à « ne pas voir les notes comme des critiques, mais des feedbacks » qu’ils peuvent utiliser pour apprendre de leur clientèle et innover : « Les consommateurs sont les personnes qui paient pour tes produits, qui rendent ton mode de vie possible, leur avis compte. »
Des notes scrutées par les pros
« Untappd c’est super, seulement si tu es bien noté », plaisante Paola Farci, commerciale et brand ambassador pour Les Intenables. Car plaire aux utilisateurs de l’application, c’est aussi plaire aux spécialistes du milieu, pour qui Untappd est devenu un outil de veille important, prescripteur de la tendance brassicole.
« Quand je viens proposer de nouvelles brasseries dans les bars spécialisés, les gérants me disent souvent qu’ils vont d’abord regarder leur note sur Untappd, pour se faire un avis », explique Yann Douay, commercial pour le fournisseur de bières artisanales Hello Craft Beer. « Les brasseries étrangères avec moins de 4 de moyenne, c’est non direct ! »
Ces établissements, souvent abonnés à Untappd for Business, affichent les menus et check-ins de leurs clients et clientes en direct sur les écrans du bar. Le commercial doit alors adapter son discours pour convaincre : « Je sais quelles brasseries je dois et ne doit pas présenter et même si j’aimerais voir certaines petites brasseries alsaciennes dans tous les bars de France, ces adresses sont surtout intéressées par les brasseries tendances. »
Viser les Beer Geeks
Les lieux concernés sont, d’après lui, surtout des cavistes et bars destinés aux consommateurs et consommatrices averties, aussi appelés ‘beer geeks’ : « Certains clients hyper geek ne leur parlent pas quand ils viennent en boutique, ils ont Untappd dans les mains et scannent les bières, ils doivent s’adapter à cette clientèle », concède le commercial.
Ces geeks, qui représentent 50 % de la base d’utilisateurs d’Untappd d’après le vice-président, font et défont la tendance sur l’application, mais aussi sur Instagram ou des groupes Facebook.
Influencés eux-mêmes par la vague craft venue d’Amérique du Nord, ils plébiscitent surtout les styles de bières modernes chargés en houblon, avec des ingrédients extravagants ou un taux d’alcool élevé — l’IPA est d’ailleurs le style qui cumule le plus de check-ins sur Untappd en 2023. Les styles traditionnels comme les Pilsner venues de Tchéquie ou les bières avec un faible ABV récoltent d’emblée des notes plus basses.
« Une Pilsner qui a 3,1 de moyenne, c’est une bonne note, mais la même note pour une IPA, ça veut souvent dire que c’est une IPA de merde. Il faut avoir cette perspective en tête », admet Tom Maneschijn. Les brasseries l’ont bien compris : « Même si on ne s’interdit pas de faire des styles dont on sait qu’ils seront moins bien notés, il y en a d’autres qu’on ferait sûrement moins s’il n’y avait pas Untappd, comme les bières plus fortes en alcool », reconnaît Alice Roche.
Exploiter la « data liquide »
Si tous s’accordent à dire que Untappd ne doit pas dicter leurs moindres faits et gestes, ils reconnaissent l’utilité de garder un œil sur leurs notes, au risque de passer à côté d’opportunités. « Des importateurs étrangers nous ont sélectionné grâce à notre bonne noteposition sur Untappd, se rappelle Paola Farci. C’est un peu déstabilisant, car ils le font sans même avoir goûté nos bières. Mais on ne les aurait pas touchés sans. »
Même chose pour Rémi Gliozzo, qui a pu participer à des événements brassicoles internationaux grâce aux recommandations d’utilisateurs influents dans le milieu.
Bien que l’application récupère peu d’informations sur ses utilisateurs et utilisatrices à la création du compte (genre, âge, nationalité), elle peut définir des profils poussés grâce aux check-ins, recoupés à la data d’autres apps : « On peut relier de nombreuses chaînes de données ensemble et établir la bière qu’un fan de Bruce Springsteen aime boire lors d’une journée ensoleillée », détaille le vice-président. Avec le service Insights, il propose des rapports pointus aux brasseries via l’extraction de leurs données.
Tom Maneschijn préconise aux brasseries d’utiliser ce qu’il aime appeler la « data liquide » à leur avantage, pour mieux cibler les attentes de leur clientèle, citant l’exemple d’une brasserie allemande qui a revu une de ses bières mal notée : « Ils ont gardé le même liquide, en changeant le packaging, l’étiquette et un nom généré par IA pour coller à ce que les gens attendaient de ce type de produit. » Résultat des courses ? +0,6 de moyenne par rapport à l’ancienne version, pour un contenu en tout point similaire.
Dans un secteur de plus en plus compétitif où les brasseries cohabitent dans un équilibre fragile — le Syndicat national des brasseries indépendantes estime qu’une brasserie sur dix pourrait fermer en 2024 — que les brasseurs et brasseuses utilisent tous les outils à disposition pour capter les envies du public n’a rien de surprenant.
Toutefois, cette data liquide ne colle pas vraiment avec l’image « les mains dans le cambouis » que génère l’artisanat dans l’imaginaire collectif. Cela explique les blocages de certains brasseurs et brasseuses et du public perplexe face à l’ascendant qu’un outil comme Untappd peut avoir sur ce qui se retrouve dans leur verre.
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