Une proposition de loi visant à interdire la publicité des plateformes d’ultra fast fashion comme Shein a été débattue à l’Assemblée nationale. Dans le viseur des députés, la micro-influence : des contenus publicitaires souvent portés par de petites influenceuses, suivies par quelques milliers d’abonnés. Cette pratique n’est pas le seul outil dont disposent les marques pour rendre accros les consommateurs.

Les yeux rivés sur son smartphone, Sarah file vers l’escalator. À son bras, six ou sept sacs de shopping s’entrechoquent. La jeune femme a fait le tour de ses enseignes préférées aux Halles de Paris. Mais une fois à la maison, d’autres emplettes l’attendent. Elle pense aux articles qui s’accumulent dans son panier en ligne sur Shein, géant chinois de l’ultra fast fashion. Chaque semaine, la trentenaire passe de longues heures à constituer cette liste de produits rêvés. Elle dépense 400 à 500 € par mois sur la plateforme. Un budget important qu’elle ne réduirait pour rien au monde : « Si je n’ai plus d’argent, je volerai la carte de mon mari s’il le faut, mais je n’arrêterai pas, ça non ! », confesse-t-elle sans difficulté. Avant d’ajouter dans un rire : « Je peux pas m’en passer, je suis une shopping addict, une vraie ! »

« Shopping addict », le terme est tellement glamour qu’on en oublie ce qu’il dissimule. Cette sensation d’addiction que décrit Sarah est pourtant nourrie par de redoutables stratégies marketing, auxquelles les députés se sont attaqués dans l’hémicycle, le 14 mars 2024. Votée à l’unanimité en première lecture, cette proposition de loi du groupe Horizon vise notamment à interdire toute forme de publicité pour les enseignes de fast fashion.

Mais de quel type de publicité parle-t-on ? Pour conquérir le marché, séduire et fidéliser leur clientèle, ces marques recourent massivement à la micro-influence : une pratique qui consiste à recruter des influenceuses de quelques milliers d’abonnés à peine, pour diffuser des contenus publicitaires sur leurs réseaux sociaux. Si cette pratique pourrait être interdite par la loi en cas d’adoption après son passage au Sénat, d’autres outils resteraient a priori hors d’atteinte. Parmi eux : le ciblage algorithmique, qui abreuve les clients de suggestions toujours plus personnalisées.

Identification, mimétisme et « Shein haul »

Il y a quatre ans, Sonia Mahjoubi n’a que 27 000 abonnés quand Shein la contacte pour une « collaboration ». La marque commence alors à lui envoyer gratuitement une dizaine d’articles de son choix tous les mois. En contrepartie, Sonia s’engage à faire une publication ou une story Instagram par article. Sur son compte, l’étudiante de 23 ans se montre sur des plages de la Côte d’Azur avec les maillots de bain de la nouvelle collection ou pose sur un banc dans un ensemble mini-jupe et crop top blanc. Dans la description, on peut lire le tag « @sheinfrance », accompagné parfois d’un code promotionnel offrant jusqu’à 70 % de remise sur les produits de la marque.

Source : Capture d'écran Instagram @soniia_mb
Publication de l’influenceuse Sonia Mahjoubi. // Source : Capture d’écran Instagram @soniia_mb

Le cas de la jeune femme est emblématique de la stratégie développée par l’entreprise chinoise. Ses relais privilégiés sont de petites influenceuses, suivies par quelques milliers ou dizaines de milliers de personnes tout au plus. Des micro-influenceuses, pas encore professionnalisées, qui ressemblent davantage à leurs abonnés que les égéries inaccessibles, suivies par des millions de fans. L’illusion de proximité ainsi créée fait naître une relation de confiance avec la communauté, qui perd de vue le caractère publicitaire des contenus visionnés.

Cette stratégie repose sur une identification accrue des utilisateurs aux micro-influenceuses et sur le mimétisme que suscite cette identification. Chaque jour, des milliers de vidéos de « Shein haul » sont postées sur YouTube, Instagram ou TikTok par des utilisateurs anonymes reprenant les mêmes codes que ceux des influenceuses. On y voit des clientes — souvent des jeunes femmes — déballer leurs commandes, présenter et essayer leurs achats. Sur d’autres publications, elles arborent fièrement leurs vêtements et accessoires Shein dans un décor paradisiaque aux couleurs saturées. Elles n’ont que quelques dizaines ou centaines d’abonnés et ne perçoivent aucune contrepartie, mais se comportent comme de réelles ambassadrices de la marque.

Sur la plateforme de shopping, chaque produit fait également l’objet d’une note et de commentaires, auxquels les clients peuvent ajouter des messages personnalisés et des photos. Ils peuvent aussi renseigner sur la correspondance de la taille, une fois leur commande reçue. Des réactions qui leur permettent d’obtenir des points à transformer en réductions. Cette façon de faire participer l’acheteur à la promotion des articles lui confère un statut nouveau de « collaborateur » de la marque. Les plus fidèles deviennent « clients-mannequins », permettant aux autres de s’identifier et de mieux se projeter avec l’article concerné.

Un risque d’addiction bien réel

Psychologue clinicienne spécialisée dans les addictions et docteure en psychanalyse, Claudia Boddin dénonce une stratégie marketing dont l’efficacité est démultipliée par le naturel de l’interaction entre l’influenceur et sa communauté. Un ressort particulièrement puissant auprès du jeune public : « On rentre dans la sphère intime, les jeunes y sont très vulnérables, car ils sont plus sensibles aux contenus affectifs que rationnels, d’un point de vue neurologique », décrypte la psychologue auprès de Numerama. Les publications visionnées ne ressemblent pas à un contenu publicitaire, la prise de recul devient ainsi difficile, voire impossible.

Pour Claudia Boddin, le risque d’addiction est alors bien réel, chez les jeunes comme chez les plus âgés : « Ces plateformes poussent les gens à acheter un t-shirt, puis un autre et encore un autre… La personne peut avoir une dizaine de t-shirts blancs et continuer d’en acheter, sans jamais les porter. Parfois, elle n’ouvre même plus son placard pour ranger les vêtements qu’elle vient de commander. » Le consommateur devient en proie à une logique d’accumulation, pouvant aller jusqu’à la perte de contrôle : « Comme dans toute addiction, la personne atteinte n’a plus aucun principe de réalité », résume la psychologue.

Dans le piège des algorithmes

Mais la micro-influence n’est pas la seule ressource dont disposent les plateformes pour attiser le désir de leurs clients. Plus loin dans la galerie des Halles, Lina et Kenza sortent tout juste d’une boutique Zara, les bras chargés de leurs achats. Comme Sarah — la « shopping addict »  rencontrée un peu plus tôt aux abords de l’escalator —, toutes deux sont de fidèles clientes de Shein, même si Lina admet s’être « calmée », après avoir commandé une à deux fois par mois pendant plusieurs années. Désormais, elle se rend sur le site seulement quand elle repère une robe qui lui plaît sur les réseaux sociaux, mais se laisse tout de même engrainer malgré elle : « Quand j’y vais pour un truc précis, je finis toujours par acheter d’autres choses, je vois qu’il y a ci et ça… », explique la jeune fille. Le piège ? Le ciblage algorithmique : des suggestions personnalisées en temps réel et mises en avant par la plateforme. 

En bas de chaque page, figure une liste d’« articles également consultés » par les autres utilisateurs, semblables à l’article recherché. Une technique assez classique dans l’e-commerce que Shein pousse plus loin. « Les algorithmes de Shein testent en permanence si l’utilisateur réagit à un contenu donné, grâce à un phénomène de sérendipité », explique Maria Mercanti-Guérin, enseignante-chercheuse en marketing digital à Sorbonne Université, à Numerama. Pour le dire autrement : ces algorithmes soumettent constamment de nouveaux contenus au client sans qu’il en ait fait la demande, puis étudient sa réaction. Sur quel produit va-t-il cliquer ? Va-t-il l’ajouter à une liste ou à son panier ? La moindre réaction est analysée en direct par l’algorithme. Il utilise ces données pour s’adapter au comportement du consommateur, dans l’espoir que, comme Lina, celui-ci se laisse séduire par des articles qu’il n’était pas venu chercher en premier lieu.

Les articles également consultés sur le site de Shein. // Source : Capture d'écran Shein
Les « articles également consultés » sur le site de Shein. // Source : Capture d’écran Shein

Cette analyse du parcours client sur le site permet d’anticiper les désirs des futurs acheteurs de manière toujours plus précise. « Les algorithmes connaissent les consommateurs mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes », assure Maria Mercanti-Guérin. Le caractère très incitatif des recommandations ainsi produites a pour effet d’enfermer l’utilisateur dans un chemin tracé par l’algorithme : « Les clients sont comme drogués, il peut être très compliqué pour eux de changer leur mode de consommation », insiste l’universitaire.

Des clients « drogués », c’est également ce que décrit la psychologue Claudia Boddin, pour qui le fonctionnement de ces plateformes de shopping est addictogène en soi. Avec plusieurs milliers de nouveaux produits en ligne chaque jour, les marques d’ultra fast fashion cherchent à créer un besoin chez les consommateurs… et y parviennent. Ceux-ci se trouvent alors pris en étau entre des stratégies d’influence de plus en plus sournoises et des contenus publicitaires personnalisés à l’extrême. « C’est le plus gros danger, conclut la psychologue, la publicité a toujours joué sur l’identification, mais désormais l’utilisateur fait l’objet d’une publicité ciblée et sur mesure. »

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