Elles sont au nombre de 25 et sont présentées comme des réponses aux émeutes qui ont secoué le pays à l’été 2023, après la mort de Nahel, tué à bout portant par un policier lors d’un contrôle routier. Portées par le Sénat, qui les a dévoilées le 10 avril, elles sont regroupées en sept axes, et couvrent les thèmes habituels liés à l’ordre public.
Régulation des mortiers d’artifice, actualisation de la doctrine et des moyens des forces de l’ordre, rôle de la police municipale, place des élus locaux et réponse de la justice concentrent ainsi l’essentiel des propositions de la chambre haute du Parlement. Cependant, le numérique occupe aussi une place non négligeable.
Cette prise en compte des réseaux sociaux dans cette mission d’information sur les émeutes n’est pas une surprise.
Durant les violences de l’été dernier, des applis comme Snapchat ou TikTok ont servi à diffuser des troubles, parfois en direct. Très vite, le gouvernement a orienté sa prise de parole, promettant de retrouver les auteurs de ces vidéos, et les manifestants y figurant. Dans les semaines qui ont suivi, des dizaines d’individus ont été identifiés.
Ces interpellations rappelaient que l’anonymat sur Internet n’existe pas et que les outils judiciaires fonctionnent, à condition d’octroyer des moyens suffisants à la justice pour fonctionner. Mais au moment des émeutes, cette réalité a pu passer au second plan. En tout cas, la séquence a donné lieu à des propositions radicales à l’époque.
Ainsi, un sénateur souhaitait pouvoir censurer les réseaux sociaux en 2 heures. Au gouvernement, il a été avancé l’idée de réguler ou couper les réseaux sociaux en cas de violences urbaines. En revanche, il n’a jamais été question de couper Internet — il s’agissait d’une fausse information qui s’était propagée en ligne.
Les recommandations du Sénat pour agir sur les réseaux sociaux en cas d’émeute
Huit mois plus tard, les nouvelles pistes du Sénat apparaissent tout aussi draconiennes. Au nombre de quatre, elles sont considérées comme une « nécessité » pour « une meilleure prise en compte de l’usage protéiforme et déterminant des réseaux sociaux dans le mode opératoire des émeutiers. » Les plus notables sont les trois dernières :
Proposition 12 : lorsque l’état d’urgence est déclaré en application de la loi du 3 avril 1955, permettre aux préfets de solliciter, pour une durée limitée, la désactivation de certaines fonctionnalités des applications de réseaux sociaux (géolocalisation, lives) – indépendantes de l’échange de communications écrites ou orales – en contexte émeutier.
Proposition 13 : au cours des émeutes, faciliter l’identification par les réseaux sociaux et les supports numériques des auteurs d’actes violents ou de dégradations :
- Permettre la levée du caractère « privé » de boucles de messages réunissant un grand nombre d’individus ou des individus sans communauté d’intérêt ;
- Permettre un accès des services de renseignement/ et d’enquête aux échanges se tenant sur les boucles des messageries privées, dès lors que leurs conditions d’accès et le nombre de personnes y accédant les rendent assimilables à des services de communication au public en ligne ;
- Faciliter la détection précoce de contenus numériques incitant à la commission de violences ou à la participation à des émeutes par l’utilisation de traitements algorithmiques.
Proposition 14 : Faciliter et renforcer les poursuites contre les délinquants mobilisant les supports numériques pour participer à des émeutes urbaines :
- Porter à trois ans d’emprisonnement la peine prévue pour la participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de dégradations, afin de rendre possible la réquisition de données de connexion ;
- Appliquer les peines complémentaires de « bannissement numérique » pour toutes les infractions commises ou facilitées par les outils numériques en contexte émeutier.
Des difficultés juridiques à venir
Ce qu’il restera, en dernier ressort, de ce rapport d’information reste à déterminer (la version complète, de près de 300 pages, est consultable sur le site du Sénat). Les dispositions proposées sont toutefois susceptibles de rester de l’ordre de l’affichage politique, sans répercussion concrète sur l’état du droit en France.
En particulier, les propositions législatives visant les réseaux sociaux sont de nature à entrer en collision avec le droit européen — des textes régissent déjà ces plateformes, notamment les récents Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA). Or, pour des sociétés établies ailleurs dans l’UE (comme un réseau social), c’est le droit européen qui prime.
C’est ce que souligne d’ailleurs l’avocat Alexandre Archambault, spécialiste des problématiques numériques : « Le droit européen prime sur toute autre considération s’agissant de sociétés établies dans un autre pays de l’Union. Même lorsqu’il y a des émeutes. Et surtout lorsque les acteurs relèvent de la compétence de la Commission. »
Le paysage juridique français (et particulièrement le droit pénal) est par ailleurs suffisamment fourni « pour identifier et punir celles et ceux » qui se livrent à des violences urbaines, ajoute-t-il. Cela, même hors de tout contexte insurrectionnel. L’identification n’est pas non plus conditionnée à une quelconque gravité des faits.
Dans le cadre de la loi SREN (sécuriser et réguler l’espace numérique), il a été intégré un mécanisme visant à obtenir le bannissement d’un individu des réseaux sociaux, s’il a été démontré qu’il a été commis un harcèlement. Les sénateurs souhaitent étendre cette logique en cas d’utilisation du numérique dans une logique d’émeute.
L’idée, avec la loi SREN, est de donner la possibilité au juge d’empêcher un tiers de se rendre ou de se réinscrire sur un réseau social pendant six mois (ou un an en cas de récidive) pour des faits de cyberharcèlement. Mais le DSA inclut déjà des mesures analogues, pointe France 24, ce qui pourrait causer des frictions entre les droits français et européen.
Péril sur le chiffrement et les échanges privés
À ces problématiques juridiques s’ajoutent des considérations techniques, car nombre d’applications prévoient des protections pour assurer un bon niveau de confidentialité. C’est le cas du chiffrement, qui prend diverses formes : chiffrement en transit (pendant la circulation des messages), au repos (quand ils sont stockés) et de bout en bout.
Les messages privés sont généralement ceux qui sont le mieux protégés. Des plateformes comme Google Messages, Signal, Viber, WhatsApp ont par exemple du chiffrement de bout en bout par défaut. Idem du côté de Messenger et Instagram. Il est en option sur Telegram. En revanche, il n’y en a pas sur TikTok ou Snapchat.
L’interception de messages chiffrés de bout en bout est inutile, car ils sont illisibles sans les clés de déchiffrement — celles-ci, en principe, ne sont pas détenues par les plateformes qui proposent ces protections. Dès lors, elles ne peuvent pas apporter véritablement d’aide à ce niveau. On l’avait vu en 2017 avec WhatsApp, lors d’un attentat à Londres.
Les pistes dressées par les sénateurs dans la proposition 13 semblent être de nature à réclamer la levée de ses protections, dans des circonstances précises. Il ne s’agirait pas d’enlever cette sécurité dans des échanges entre deux personnes, mais à partir du moment où les boucles seraient si grandes qu’elles ne seraient plus vraiment privées.
La proposition évoque en effet des « conditions d’accès » et un « nombre de personnes » qui « les rendent assimilables à des services de communication au public en ligne. » En somme, ces boucles, qui peuvent compter des dizaines, des centaines ou des milliers de personnes, seraient à considérer comme des plateformes de communication.
Ce faisant, les sénateurs flirtent à nouveau avec le serpent de mer de la levée du chiffrement — un sujet qui revient sporadiquement dans l’actualité, à l’image de l’attaque à Arras en 2023, avec une prise de parole du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Un sujet récurrent, mais dont les limites ont été largement été soulignés, et depuis longtemps.
Les suites de cette mission d’information du Sénat sur les émeutes sont, à ce stade, incertaines. Certaines idées peuvent influencer le travail législatif — il n’est pas impossible de voir certaines propositions de loi fleurir sur ce sujet à court ou moyen terme. Cependant, celles-ci n’ont pas plus la certitude de terminer leur parcours législatif.
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