Teint clair, joues et nez rosés, coin des yeux légèrement humidifiés, les jeunes qui se filment insufflent un air romantique et enfantin à leur vidéo. Un effet renforcé à coups de filtres structurant le visage de façon poupine. Cette tendance à se maquiller comme si on venait de pleurer, telle une fleur sur laquelle viendrait de perler la rosée du matin, a un nom.
Le #cryinggirlmakeup compte plus de 56 millions de vues sur TikTok. La tendance est adoptée par nombre d’utilisatrices ainsi que par des influenceuses comme Huda Beauty pour vendre des produits de beauté.
Au-delà du maquillage, promouvoir l’esthétique d’une tristesse créative est en vogue sur le réseau social chinois. C’est d’autant plus vrai avec le succès d’œuvres traitant du spleen adolescent, comme la série Euphoria. Les actrices y sont souvent maquillées avec des paillettes en guise de larmes ruisselant sur leurs joues.
Sadfishing & traumatisme
Ce type de mise en scène, quand il est utilisé pour faire des vues ou susciter des réactions de sympathie, est appelé « sadfishing », soit le fait d’hameçonner le chaland par les larmes.
En effet, la culture du traumatisme (trauma dumping) règne sur TikTok, réseau censé être un anti-Instagram, moins lisse, supposé être davantage transparent, très apprécié des jeunes générations. Le mot-dièse #Trauma dénombre déjà plus de 9 milliards de vues sur TikTok et donne même lieu au #TraumaTok, rubrique à part entière à l’instar du #BeautyTok ou du #BookTok.
Il suffit de scroller quelques minutes sur l’application pour constater que nombre de contenus recommandés ont trait à des témoignages d’extimité (l’extériorisation de son intimité) souvent larmoyants. « Mes yeux ont trop pleuré cette année », peut-on par exemple lire en légende d’une publication, siglée du #sadgirl (fille triste, en anglais), qui regroupe de son côté plus de 177 millions de vues sur TikTok.
Moment de catharsis
Plus encore que sur d’autres réseaux sociaux, le système des bulles de filtres est roi sur TikTok. Au fur et à mesure du temps passé sur l’application, l’algorithme capture les préférences et renseigne le profil de l’utilisateur. Ainsi, il lui propose des contenus qu’il aimera à coup sûr, pour l’encourager à ne jamais décrocher de l’application au contenu infini. Et quelques « j’aime » suffisent à déterminer notre état mental…
De ce fait, si vous êtes actuellement en train de vivre un chagrin d’amour, il y a fort à penser que vous aurez rapidement ces contenus à foison dans votre fil « Pour toi ».
En vivant la même expérience au même moment, une connivence se crée et permet de trouver de l’aide à travers une communauté. Certains y voient même un aspect thérapeutique, pouvant mener à une catharsis. Il s’agit de l’effet de « purification » produit sur les spectateurs par une représentation dramatique.
Dans sa vidéo sur sa rupture amoureuse, @toutsimplementmae récolte nombre de messages de partage d’expérience commune, de soutien, des encouragements, mais aussi une attention prolongée sur sa vidéo. Quand on tombe dessus par hasard, difficile de ne pas s’y arrêter par curiosité.
Des vidéos de jeunes femmes apprêtées, filtrées, maquillées — dans les standards de beauté en vogue — glamourisent une forme de tristesse, de dépression, voire d’anorexie… En consommant ces contenus, est-il possible d’être influencé au point de développer soi-même des troubles ?
Une hypothèse assez fausse, selon le médecin-thérapeute Jean-Victor Blanc, auteur de Pop&Psy (Plon, 2019), essai où il use de la pop culture pour déstigmatiser la santé mentale. « Ce n’est pas parce qu’on en parle qu’il y en aura plus [de dépression] de façon mécanique. Par contre, plus de gens iront se faire dépister et oseront en parler. » Il rappelle : « Une dépression, c’est des difficultés à se mettre en avant, du mal à prendre soin de soi et avoir une faible estime de soi, avec des pertes d’appétit et de sommeil. Plus globalement, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. »
Quête d’authenticité
Preuve en est, de plus en plus de contenus témoignent des maladies mentales avec plus de réalisme. Certains internautes, comme @chatswithzaina (33 000 abonnés sur TikTok), se montrent sans filtre ni maquillage, en jogging, en train de passer leur journée au lit et à ruminer parce qu’ils n’ont pas la force de se lever. Une représentation loin de celles fantasmées que l’on trouve un peu partout en ligne.
Face à l’idéal tyrannisant d’un bonheur affiché, très récurrent sur Instagram, de plus en plus d’utilisateurs forgent des îlots de résistance à travers le fait de pleurer à grosses gouttes, cette fois-ci sans aucun filtre.
Ainsi, dans certaines vidéos des femmes pleurent face caméra à chaudes larmes, avec le visage crispé, transformé. Pour Michael Stora, psychanalyste expert des mondes numériques, il s’agit là du « miroir inversé des femmes qui montrent une jolie larme travaillée ». Ici, elles montrent qu’elles existent tout en se fichant de ne pas être à leur avantage. Une quête d’authenticité, face à une romantisation quasi mercantile de la tristesse.
Autofiction de soi
À l’adolescence, subsiste souvent une souffrance palpable dont on peut faire quelque chose de créatif. « En psychanalyse, on dit qu’on ‘sublime’ cette souffrance adolescente. Sur TikTok, on a enfin un espace où il est possible de pouvoir exprimer des sensibilités humaines », estime Michael Stora.
Aujourd’hui, la technologie avancée de TikTok — avec son IA capable de modeler nos avatars à l’envi –, permet de réaliser son propre film de haute qualité avec un smartphone. Michael Stora poursuit : « Dès que les outils permettent la créativité, d’autant plus à l’adolescence, c’est la meilleure des défenses. L’autofiction devient un espace de jeu, où l’avatar (identité numérique) montre des choses de nous qu’on a du mal à montrer habituellement. »
Si les réseaux sociaux sont importants pour déstigmatiser la santé mentale, il ne faut toutefois pas oublier que le diagnostic ne peut se faire qu’auprès d’un professionnel de la santé mentale. TikTok ne peut permettre de s’autodiagnostiquer.
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