Le 21 avril 2002, les candidats de l’émission Loft Story apprenaient l’accession au second tour de l’extrême droite. Leur réaction, aussi forte qu’immédiate, a été largement commentée depuis le 9 juin 2024, alors que le Rassemblement national est arrivé en tête des européennes.

« Excusez-moi, il faut me comprendre, je suis un Noir en France. C’est chaud, là, pour moi, de dire que je vais bien, vous comprenez. » William est assis sur le siège beige du confessionnal, derrière le micro. Ses grandes lunettes noires cachent ses yeux embués, mais pas son nez humide et les tremblements de sa voix. Le candidat du Loft Story 2 vient d’apprendre la nouvelle.

Nous sommes le 21 avril 2002 et la France vient de basculer dans l’impossible : Jean-Marie Le Pen, candidat d’extrême droite, vient de passer devant Lionel Jospin (PS) et de se qualifier au second tour de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac. Aucun sondage ne l’avait prédit.

Les réactions sont immédiates, viscérales : dès le lendemain, 1,2 million de personnes descendent dans les rues pour manifester contre le fascisme et la xénophobie du parti. Chirac refusera par la suite fermement de débattre avec Le Pen, pour ne pas « banaliser » ces idées.

Pendant ce temps, une dizaine de Français et Françaises sont enfermés volontairement dans une grande maison cloisonnée, sous l’œil de centaines de caméras. Les « habitants » participent à la deuxième saison de Loft Story, un nouveau concept voyeuriste, terriblement fascinant, dont l’intérêt divise la classe médiatique et politique.

Les habitants du "loft" apprennent la victoire de JM Le Pen au premier tour // Source : Instagram
Les habitants du « loft » apprennent la victoire de JM Le Pen le 21 avril 2002, devant Lionel Jospin. / Source : Instagram

« La France me regarde »

Ce soir à 23h30, ces jeunes adultes (moyenne d’âge : 22 ans et demi) analysent les résultats de ce premier tour. Dans le confessionnal, endroit clos où la parole des candidats est recueillie individuellement, s’enchaînent des mines déconfites et des commentaires chocs.

« Jusqu’à la dernière minute, je ne lâcherai rien ! Je ferai par procuration, j’irai voter. Quand tu votes, tu peux parler. Quand tu votes pas, tu peux pas parler », entend-on Kamel, 24 ans, clamer dans le jardin. Les autres écoutent en silence. « Si je dois remercier Dieu de quelque chose, c’est de m’avoir mis ici : la France me regarde. Quand je sortirai, j’aurai mon mot à dire. Je serai un rebeu, mais j’aurais droit à ma voix. » « Je suis dégoûtée d’être dans ce pays », sanglote Julia, « et j’ai peur ».

C’est un extrait vidéo poignant, de trois minutes. Il tourne sur le web français depuis le 10 juin 2024, au lendemain des résultats des élections européennes qui a vu le Rassemblement national, successeur du Front national, arriver largement en tête en France (31,4 %).

Nicolas Dureau, un entrepreneur français, a mis en ligne cette vidéo sur son compte Instagram. Elle a accumulé 225 000 vues en moins de 48 heures. Une internaute re-publie la vidéo sur Twitter (X) et engrange 1,9 million de vues en deux jours.

Des jeunes plus politisés avant, vraiment ?

Pourquoi la vidéo trouve-t-elle un tel écho, après ces élections ?

D’une part, car la France ressent actuellement une secousse similaire à celle de 2002. Non pas par la montée de l’extrême droite, mais par la surprise provoquée par la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, le 9 juin 2024, forçant des élections législatives dans trois semaines. Si les Français et Françaises venaient à voter exactement comme pour les européennes, il y aurait pour la première fois une majorité de députés d’extrême droite à l’Assemblée.

"Le débat durera toute la nuit" // Source : Instagram
« Le débat durera toute la nuit. » // Source : Instagram

D’autre part, la marche du temps veut que l’on idéalise souvent à posteriori des comportements passés. « C’était mieux avant », entend-on dans la bouche de celles et ceux qui se désolent du présent. L’extrait du Loft de 2002 n’y coupe pas. « Je pense que les jeunes (nous, donc!), on réfléchissait davantage que pas mal de jeunes aujourd’hui ! », assène un internaute sur Instagram. « En 2002, les lofteurs incitaient les jeunes à voter. En 2024, y’a si peu d’influenceurs qui parlent », commente une autre.

C’est pourtant un raccourci : de nombreux influenceurs, streameurs et instagrammeurs se sont indignés des résultats, puis, depuis quelques jours, appellent leur communauté au vote — beaucoup plus de femmes que d’hommes, en l’occurrence.

« C’est pas juste »

Ressort toutefois une interrogation sur la force du rejet des idées frontistes dans la société. Dans l’extrait du Loft, les habitants ne retiennent par leurs mots ; il est évident que ce qu’il se passe est un drame absolu. Chirac finira d’ailleurs par être élu avec 82 % des suffrages exprimés, porté par la quasi-totalité de la classe politique ayant appelé à « faire barrage ».

Vingt-deux ans plus tard, où sont les castors ? Certains se rassemblent, d’autres ont piscine. Les jeunes qui osent se lancer dans l’arène des réseaux sociaux s’exposent à des milliers de commentaires haineux, des reproches (« tu devrais rester neutre » / « on ne te suit pas pour avoir des contenus politiques »), des invectives, la peur d’en faire trop ou pas assez.

Le rejet absolu de l’extrême droite est devenu suspicieux, un sentiment exacerbé ces dernières années par les intellectuels et politiques qui ont cru malin de mettre l’extrême droite et l’extrême gauche dans un même panier, pour se positionner cyniquement comme la seule alternative mesurée.

« C’est pas juste », comme dirait William.

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