L’Europe s’effondre sous le poids de sa propre régulation, mais également en raison d’un déficit d’investissement et d’un dynamisme atone.
C’est, en creux, l’avertissement très fort que vient de transmettre Mario Draghi à l’occasion de la remise d’un rapport sur la compétitivité du Vieux Continent long de 400 pages, lundi 9 septembre. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le bilan de la situation est particulièrement sévère à l’égard de l’Europe. Il y a urgence à agir.
« Selon les différents indicateurs, un écart important s’est creusé entre l’UE et les États-Unis en termes de PIB, principalement en raison d’un ralentissement plus prononcé de la croissance de la productivité en Europe », écrit celui qui a présidé la Banque centrale européenne (BCE) pendant huit ans, puis chef de gouvernement en Italie.
« Il s’agit d’un défi existentiel », prévient même Mario Draghi. Faute d’une meilleure compétitivité face à l’Amérique, mais aussi face à la Chine, « nous devrons revoir à la baisse certaines de nos ambitions, si ce n’est toutes ». En clair, il faut absolument revenir dans la course de l’innovation, et réduire l’écart avec Washington et Pékin.
Dans le cas contraire, ajoute le rapport remis à la Commission européenne, « nous serons contraints de choisir ». L’Europe ne pourra pas être à la fois leader des nouvelles technologies, un phare de la responsabilité climatique et un acteur indépendant sur la scène mondiale. Et, par ailleurs, le modèle social ne sera pas, ou plus, finançable.
Emprunter 750 à 800 milliards d’euros, en plus
Un signe, d’ailleurs, qui ne trompe pas, note l’économiste : aucune entreprise européenne dont la capitalisation boursière dépasse 100 milliards d’euros n’a été créée de toutes pièces au cours des cinquante dernières années. De l’autre côté de l’Atlantique, en revanche, sur la même période, on compte six entreprises qui ont dépassé les 1 000 milliards d’euros.
« L’Europe est coincée dans une structure industrielle statique où peu de nouvelles entreprises apparaissent pour perturber les industries existantes ou développer de nouveaux moteurs de croissance », développe le rapport. En cause, notamment, un marché qui ne permet pas de faire émerger des champions capables de rivaliser avec les géants étrangers.
Face au décrochage de l’Union européenne, l’Italien ne vient pas sans des solutions. Il plaide d’abord pour des investissements considérables, de l’ordre de 750 à 800 milliards d’euros, en plus de ce qui est déjà engagé tous les ans au niveau de l’UE. Cela représente aux alentours de 4,4 à 4,7 % du produit intérieur brut de l’Union en 2023.
Mais, selon lui, il faut aussi lever de nombreuses barrières, approfondir et parachever le marché unique, se doter d’une main d’œuvre qualifiée, et par ailleurs réduire et simplifier le millefeuille bureaucratique, réduire le prix de l’électricité, et se mobiliser dans la recherche, les technologies avancées, le numérique et l’environnement.
Le plan d’action de Mario Draghi arrose très largement et porte à la fois sur des secteurs précis (énergie, matériaux critiques, numérisation très haut débit, IA, semi-conducteurs, industries énergivores, automobile, défense, espace, pharmacie et transport), mais aussi des politiques horizontales, dont les effets s’étendent à plusieurs secteurs.
Parmi les leviers, il y a l’accélération de la décarbonation de l’énergie, en mobilisant toutes les options disponibles, c’est-à-dire le nucléaire et le renouvelable, y compris les mini réacteurs nucléaires. Il y a aussi le renforcement des institutions universitaires, pour les rendre plus attractives et optimiser les débouchés commerciaux pour l’innovation.
Une centaine de lois sur les technologies
La régulation du numérique et de la tech est peut-être aussi arrivée à un point où il faudrait, peut-être, la desserrer. « Les obstacles réglementaires à la montée en puissance sont particulièrement lourds dans le secteur technologique, surtout pour les jeunes entreprises », pointe en tout cas le rapport, qui y voit des freins potentiels à la croissance.
Force est de constater que le paysage européen en matière de régulation du numérique est dense.
« L’UE compte aujourd’hui une centaine de lois axées sur les technologies et plus de 270 régulateurs actifs dans les réseaux numériques dans tous les États membres, note le rapport. De nombreuses lois européennes adoptent une approche de précaution, dictant des pratiques commerciales spécifiques ex ante pour éviter les risques potentiels ex post ».
Si l’Europe est bien dynamique dans un domaine, c’est dans la production de normes et de règles. Ces dernières années, il y a eu de nombreux textes qui ont été adoptés, et dont les sigles sont pour certains devenus célèbres : il y a eu par exemple le RGPD en 2016, ou encore les lois sur les marchés (DMA) et services numériques (DSA).
Tout récemment encore, le Vieux Continent a adopté une législation sur l’intelligence artificielle (AI Act) au printemps 2024, dont la logique est de proposer une régulation en fonction du degré de dangerosité de tel ou tel système. En tout, quatre seuils de risque sont pensés, avec des règles plus ou moins sévères selon les paliers.
Mais il y a aussi bien d’autres textes, moins connus. La directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, la directive NIS2 sur la sécurité des réseaux et des systèmes d’information, le cadre de la régulation des cryptomonnaies et des actifs numériques (MiCA), le Cybersecurity Act, etc. Sans parler, en outre, des textes en gestation.
Concernant l’intelligence artificielle, par exemple, le rapport Draghi pointe les exigences additionnelles imposées aux modèles d’IA à usage général lorsqu’ils dépassent un certain seuil prédéfini de puissance de calcul. Or, ce seuil est déjà dépassé par certains modèles.
Les limitations en matière de stockage et de traitement des données sont également pointées du doigt, en ce qu’ils engendrent des coûts de conformité élevés et entravent la création de vastes ensembles de données intégrées pour l’entraînement des modèles.
« Nous devons libérer notre potentiel d’innovation », réclame Mario Draghi. « L’Europe ne peut pas se permettre de rester bloquée dans les technologies et industries intermédiaires du siècle dernier ». Cela, d’autant plus que, dans le cas de l’intelligence artificielle, cette technologie est perçue comme un outil capable de contribuer à surmonter certains défis.
Quelles mesures seront conservées ?
Au-delà du cas particulier de l’IA et de la régulation de la tech, il y a, selon l’économiste italien, un aggiornamento à mener immédiatement dans le logiciel de pensée européen. La réglementation du numérique n’est, bien sûr, pas la seule raison du décrochage du Vieux Continent. Il existe bien d’autres entraves dans bien d’autres secteurs. Le rapport ne suggère pas non plus de basculer dans l’excès inverse, avec une absence totale de régulation.
Ce temps de l’action est d’autant plus nécessaire au regard des grands mouvements du monde : l’émergence de la Chine comme grande puissance se poursuit, au risque d’accentuer les dépendances que l’on peut avoir avec l’Empire du Milieu. La guerre en Ukraine dure, prolongeant la déstabilisation des économies du Vieux Continent. Et les États-Unis regardent de plus en plus vers l’Asie, et la perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche n’est pas écartée.
Reste, enfin, à voir comment l’Union européenne va se positionner face aux thèses de ce rapport. Quelles recommandations parmi les 170 que compte le document seront reprises par la Commission européenne, mais aussi par les États membres ? Quelles seront les mesures qui risquent de diviser chez les Vingt-Sept ?
Assurément, le « quoiqu’il en coûte » version Mario Draghi et son idée de lever encore plus d’argent via l’Europe risquent de buter sur des réticences. La perspective d’un financement commun a d’ailleurs d’ores et déjà été tempérée par Christian Lindner, le ministre allemand des Finances, qui juge que « l’emprunt commun de l’UE ne résoudra pas les problèmes structurels ». Il faut chercher ailleurs, en somme.
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