[Opinion] Dans le documentaire Kaizen, retraçant son ascension de l’Everest, le youtubeur Inoxtag invoque un « esprit shōnen ». Ce concept, qu’il n’est pas le seul à utiliser, est emprunté à l’univers du manga. Un univers dédié aux hommes, ignorant les femmes. C’est le sujet de la newsletter Règle 30 cette semaine.

Je dois ma carrière à mon amour des mangas. C’est grâce à ces lectures que j’ai plongé dans les communautés en ligne, il y a une vingtaine d’années, et que je maîtrise leur grammaire aujourd’hui. J’aime toujours lire des mangas en tant qu’adulte, par plaisir, mais aussi parce qu’ils me permettent de rester en lien avec les jeunes générations, qui sont encore plus friandes de culture japonaise que la mienne l’a été. Mon astuce pour sauver une intervention devant des collégien·nes qui s’emmerdent ouvertement devant vous : glisser des références à Demon Slayer dans vos diapositives.

Je comprends donc la passion du youtubeur Inoxtag pour les mangas. Il y fait beaucoup référence dans ses vidéos, en particulier dans son récent documentaire Kaizen, qui retrace son ascension de l’Everest. Il invoque un « esprit shōnen », inspiré de ses histoires préférées (notamment One Piece, représenté par un chapeau de paille qu’il trimballe jusqu’en haut de la montagne) où les héros dépassent toutes les limites. Et il n’est pas le seul : sur YouTube et autres réseaux sociaux, beaucoup de jeunes hommes prennent très au sérieux la pop culture japonaise. L’entraîneur sportif d’Inoxtag, sous le pseudo Manga Workout, propose par exemple des entraînements dans des vidéos inspirées des mangas les plus épiques. Toutes, ou presque, sont dédiées aux hommes.

La dernière vidéo de Manga Workout s'ouvre sur une séquence parodique à la "clinique des hommes" où des patients sont soignés pour leur manque de testostérone (note : les théories sur les hormones sont populaires dans les milieux masculinistes, pour en savoir plus lisez cette enquête de ma consœur Pauline Ferrari).
La dernière vidéo de Manga Workout s’ouvre sur une séquence parodique à la « clinique des hommes » où des patients sont soignés pour leur manque de testostérone.

Cet article est l’édito de la newsletter Règle 30 de Lucie Ronfaut, envoyée le mercredi 18 septembre 2024. Pour recevoir les prochains numéros :

En France, les mangas sont très appréciés des adolescents : 55 % de ceux qui lisent pour le plaisir déclarent apprécier le genre, d’après l’étude annuelle du Centre National du Livre sur les pratiques de lecture des jeunes. Cette proportion est loin d’être nulle chez les adolescentes, avec 40 % de lectrices dites loisirs. Elles sont quand même invisibles dans les discours médiatiques autour du manga.

Les shonen mangas ne sont pas que pour la moitié de la population

Prenez par exemple ce fameux « esprit shōnen ». Il fait référence aux shōnen mangas, une catégorie éditoriale au Japon qui désigne les BD ciblant en priorité les garçons. Pour autant, il serait faux de réduire ces histoires au genre de l’action, ou même aux jeunes hommes. L’un de mes mangas préférés du moment, You and I Are Polar Opposites, est une comédie romantique ET un shōnen manga. De la même manière, le shōjo manga (les histoires qui ciblent un lectorat féminin) est une catégorie très riche et diverse, hélas boudée en France car vue comme trop féminine.

Si je prends le temps de vous expliquer tout cela, c’est parce que les mangas et leurs codes sont devenus indissociables de la culture web ces dix dernières années. Or, il y a un parallèle à faire entre l’exclusion des fans féminines de pop culture japonaise (à ce propos, je vous recommande de suivre l’excellent travail de la chercheuse Aurélie Petit) et l’exclusion des femmes des principaux espaces en ligne. Au moment même où Inoxtag sortait son documentaire, la streameuse Ultia dénonçait encore une fois le harcèlement constant dont elle fait l’objet depuis son accrochage avec le youtubeur au ZEvent 2021, justement à cause de propos misogynes. Si le jeune homme s’était excusé à l’époque, une partie de sa communauté a continué à s’en prendre à elle par la suite.

Évidemment, le sujet est absent du documentaire d’Inoxtag (comme dans sa couverture par les médias traditionnels, qui ont corrigé des années de mépris des créateurs et créatrices en ligne par une attitude légèrement béate à leur encontre). D’ailleurs, on ne peut pas dire que le youtubeur traite mal les femmes dans son film. Dans ces deux heures et trente minutes à sa gloire, elles n’existent tout simplement pas, à l’exception de quelques apparitions de sa mère. Même lorsque Inoxtag conclut son aventure par une séquence dédiée à son futur enfant, il l’adresse à un fils hypothétique. Kaizen est une belle histoire de dépassement de soi, de rêves glorieux et de grandes leçons de vie. Elle ne concerne visiblement que la moitié de la population. L’esprit shōnen, c’est ignorer les filles.

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