Ce week-end, j’ai revu The Social Network au cinéma. Je vous ai parlé de mon amour pour ce film, clairement ancré dans ma nostalgie de l’époque de sa sortie. Je n’étais pas encore journaliste, mais j’étais fascinée par l’industrie du numérique et ses histoires. Peu importe si, déjà en 2010, on soulignait les nombreux arrangements de l’intrigue avec la réalité. J’étais persuadée que le monde était en train de changer, et émue de le voir s’étaler sur grand écran.
Je m’étais préparée à changer radicalement d’avis en 2024. Ces dernières années, de nombreux critiques ont revisité The Social Network, à la fois pour souligner son influence et le malaise qu’il provoque aujourd’hui. Je vous conseille par exemple cette analyse de la vidéaste canadienne Broey Deschanel, qui examine notre envie de croire aux histoires d’entrepreneurs héroïques, même les plus inquiétants. Pourtant, au cours de mon revisionnage, une autre chose m’a frappée : le rapport du film aux femmes.
« Elles te mépriseront parce que tu es un connard »
Dans la première scène de The Social Network, Mark Zuckerberg se fait larguer par sa petite amie, Erica Albright. « Toute ta vie, tu croiras que les filles te méprisent parce que tu es un geek », crache la jeune femme. « Mais je veux que tu saches, en toute sincérité, que ça ne sera jamais vrai. Elles te mépriseront parce que tu es un connard. » C’est une introduction très efficace, et aussi un mensonge. Erica Albright n’existe pas. Et s’il existe quelques doutes sur la vie sentimentale de Mark Zuckerberg au moment de la naissance de Facebook (aucun doute sur son sexisme, qui est bien documenté), on est loin de l’éternel célibataire meurtri. En 2003, alors âgé de 19 ans, il rencontre Priscilla Chan, qui deviendra sa femme quelques années après. Cette dernière n’est jamais mentionnée dans le film.
Erica, en revanche, intervient à plusieurs moments de l’intrigue, pour montrer que Mark (le personnage) veut avant tout attirer son attention avec ses exploits. Il méprise les jumeaux Winklevoss (qui, dans la vraie vie, ont attaqué en justice Mark Zuckerberg) parce qu’ils font de l’aviron, et qu’Erica a mentionné qu’elle trouvait les sportifs attirants. Ce que raconte The Social Network, c’est le mythe du geek malhabile, voire autiste, frustré sexuellement, qui finira par triompher des autres hommes. On y tient parce qu’il nous rassure. Bien sûr qu’il fait peur, qu’il n’est pas comme les autres (hommes). Mais c’est parce qu’il est monstrueux qu’on peut justifier qu’il bouleverse le monde. Quelque part, c’est la faute d’une femme.
Il y a deux ans, j’écrivais que « les geeks ne prenaient pas leur revanche, mais qu’ils rentraient juste dans le rang des clichés de genre. » Je ne suis plus vraiment d’accord avec ma propre analyse. Certes, on a vu un certain nombre de nerds médiatiques embrasser des symboles classiques de la masculinité : la passion de Mark Zuckerberg pour le MMA, l’obsession revendiquée d’Elon Musk à féconder le plus de femmes autour de lui, les youtubeurs devenus des monsieurs muscles. Mais le cliché du puceau n’a pas disparu pour autant. Il a toujours été un archétype d’homme hétérosexuel comme un autre.
The Social Network est une histoire d’hommes qu’on oppose, alors qu’ils sont finalement deux nuances d’un même phénomène : une masculinité qui écrase tout sur son passage. Aujourd’hui, on s’inquiète plutôt de l’essor d’une supposée « misère sexuelle » des jeunes hommes qui les pousserait vers les discours masculinistes. Bien sûr qu’ils font peur, qu’ils ne sont pas comme les autres (hommes). Mais c’est parce qu’ils sont monstrueux qu’on peut justifier leur violence. Quelque part, est-ce que ça ne serait pas la faute des femmes ?
Cet article est issu de notre newsletter #Règle30, par Lucie Ronfaut. Abonnez-vous pour la recevoir chaque mercredi dans votre boîte mail.
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