Dans ma vingtaine, je sortais beaucoup le soir. Mes escapades se soldaient par le même rituel : je promettais à mes amies de leur envoyer un message pour indiquer que j’étais bien rentrée chez moi sans encombres. C’était parfois un vœu pieu (il était fréquent que je m’endorme avant de me souvenir d’envoyer ledit message), toujours motivé par le même sentiment d’affection et de terreur mêlé. En tissant ce lien numérique, nous espérions conjurer le mauvais sort d’être une femme seule dans la rue.
En vieillissant, j’ai observé que le rituel mutait. Je vois toujours des personnes plus jeunes que moi se promettre des nouvelles sur leur trajet du retour. Mais plutôt que de s’envoyer un message, iels activent la géolocalisation de leur smartphone. On peut suivre leur position sur Uber, sur la Snap Map, via la fonction Localiser Mes Ami·es sur iPhone, etc. Ce nouveau réflexe peut expliquer la popularité d’un service comme The Sorority. Créée en 2020 par une entrepreneuse française, l’application permet à ses utilisatrices (seules les femmes peuvent s’inscrire, avec une vérification de leur carte d’identité) de partager la position GPS de leur téléphone à d’autres utilisatrices à proximité, en cas de situation de danger.
La géolocalisation rassure, mais…
La presse s’est beaucoup intéressée à The Sorority il y a deux semaines, dans le contexte terrible du meurtre d’une étudiante. La jeune femme n’était pas une utilisatrice, mais l’application a diffusé un avis de recherche auprès de sa large communauté. D’après Le Parisien, c’est une géolocalisation classique du smartphone de la victime, opérée par ses proches, qui a finalement permis de retrouver dans son corps (note : dans ses conditions d’utilisation, The Sorority précise qu’elle ne doit pas « se substituer à l’action des forces de l’ordre » et qu’elle ne pourra pas être tenue responsable en cas de « dommages indirects, incidents spéciaux, par ricochet ou punitifs » découlant de son utilisation).
Notre smartphone permet de nous géolocaliser très précisément, de manières dont nous avons plus ou moins conscience. D’un côté, il y a les services grand public, qui utilisent notre position et/ou celle des autres pour nous proposer un produit précis : rencontrer l’amour près de chez soi, retrouver son chemin, etc. De l’autre, il y a l’exploitation ultérieure, souvent peu claire, de cette donnée très sensible : pour nous proposer des publicités ciblées, permettre à la police de nous retrouver, etc.
Or, les conséquences de cette exploitation ne sont pas les mêmes pour les femmes et les hommes. Aux États-Unis, des groupes anti-avortement ont déjà utilisé des données de géolocalisation pour viser des personnes souhaitant se rendre au Planning Familial. Les associations de lutte contre les violences conjugales alertent sur des nouvelles formes de harcèlement inspirées par la position GPS du téléphone des victimes (on peut citer le travail de l’association Echap en France à ce sujet). Pas besoin d’un logiciel mouchard pour être suivie, comme témoignent plusieurs femmes dans cet article de BFMTV, surveillées par des ex-compagnons ou des parents trop stricts via des applications banales tel Uber ou Snapchat.
Je comprends évidemment la peur que ressentent les femmes dans l’espace public (je la partage) et l’aspect réconfortant de partager sa position à d’autres. Tous les services de ce genre n’ont d’ailleurs pas les mêmes pratiques en termes de vie privée. The Sorority ne comporte a priori aucun pisteur publicitaire connu, là où Tinder a été accusé de partager des données relatives à son bouton d’urgence avec des annonceurs.
La technologie est une affaire de confiance (envers qui vous fournit les outils que vous utilisez, le plus souvent une entreprise) et de portée (il est plus simple de protéger une petite communauté qu’une grosse, qu’il s’agisse de risques techniques ou humains). Mais qu’on utilise ou non ce genre de services, il faut accepter ce paradoxe inconfortable : si la géolocalisation systématique nous rassure, elle nous rend aussi plus vulnérables.
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