Il faut reconnaître au jeune Emmanuel Macron ses indéniables qualités de show-man. Animal politique hybride et aux allures américanisantes, le Ministre de l’Économie a tenu pendant plus de trois heures une Mutualité pleine à craquer, qui n’attendait qu’une chose : que le candidat des éditorialistes se déclare candidat à la succession de François Hollande. On n’est qu’à peine surpris lorsque la salle lance à plusieurs reprises des « Macron président ! » car dans le fond, les observateurs du monde politique avaient tous noté la date du 12 juillet comme celle qui devait cristalliser la rupture entre Emmanuel Macron et le gouvernement.
Et dans un exercice stylistique assez curieux, le Ministre de l’Economie est parvenu à tenir plus de deux heures son auditoire, en débitant avec une confiance que l’on ne lui connaissait pas sa vision du monde, de son mouvement et de l’avenir de la France ; tout en se gardant de clarifier ses propres ambitions. Néanmoins, il n’était pas nécessaire d’avoir un décodeur pour comprendre ce qu’entendait Emmanuel Macron en lâchant, galvanisé par sa prestation, en guise de conclusion : « Ce mouvement plus rien ne l’arrêtera. Ce mouvement, nous le porterons ensemble jusqu’en 2017, et jusqu’à la victoire ! »
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Personne ne sera vraiment surpris de lire entre les lignes de son discours fleuve de nombreuses références, parfois malicieuses, à son hypothétique candidature. Et bien qu’il n’ait pas officiellement pris la peine de consommer sa rupture avec François Hollande, ses airs de Brutus prêt à tuer le père ne peuvent nous échapper tout à fait. Toutefois, ce n’est pas vraiment pour cette fausse surprise que nous nous sommes rendus à ce meeting d’un genre singulier. Comme de nombreux citoyens, nous poursuivons notre interrogation sur l’identité, le référentiel et les valeurs du macronisme et des marcheurs comme ces militants aiment s’appeler.
Or, dire que le jeune ministre marchait sur des œufs est un euphémisme, tiraillé entre sa responsabilité gouvernementale et ses ambitions personnelles, Emmanuel Macron a pesé chaque mot, a évité tout dérapage, et a tenté en fin de compte d’empêcher qu’une petite phrase ne gâche une prestation qui visiblement était préparée depuis des mois. Concernant sa propre structure idéologique, il y avait également des enjeux pour lui à dépasser le ni de droite, ni de gauche qu’il a imposé à sa formation politique. En somme, le meeting devait être celui de la grande clarification, un paradoxe pour un homme politique encore fragile dans son positionnement et sa stratégie.
Les observateurs les moins patients critiqueront assurément l’absence de propositions du futur-presque-candidat, et on ne peut que leur donner raison. Mais il fallait faire preuve d’une grande naïveté pour imaginer qu’à un an de la présidentielle, alors qu’il est toujours passager du navire gouvernemental, Emmanuel Macron possède l’espace et l’occasion de cliver en s’affirmant, alors même qu’il tente de rassembler les déçus de la politique.
En revanche, il serait malhonnête de prétendre qu’il n’y avait rien d’autre à retenir de ce meeting que la non-annonce de sa candidature. Car si Macron se garde de faire des propositions et d’avancer à découvert sur un programme, il ne se prive pas de donner à voir et à entendre sa propre représentation du monde et des crises qui traversent notre pays. Il apparaît assez évident que c’était le vrai objectif de son discours.
Debout, arpentant sa scénographie impeccable, changeant de ton et de débit au fil d’un discours millimétré, Macron avait des airs de candidat à l’investiture Démocrate. Et c’était là la vraie substance de ce discours, le storytelling de la France selon Macron, évoquant des histoires personnelles, des anecdotes et des phénomènes contemporains, le ministre racontait une histoire : celle de sa représentation du monde.
L’homme des startup, d’Uber et de la nouvelle économie
Début juillet, lors que le Time s’intéressait longuement au parcours et à ce que représente Emmanuel Macron dans la France moderne, le média américain ne mâchait pas ses mots pour associer la figure de Macron à Uber. En rapportant les paroles d’Ali Soumaré, élu PS dans des quartiers défavorisés, à propos du ministre, le Time signifiait en quelques mots l’idée que de nombreux Français se font du Ministre, l’homme de la tech, des startup, de la dérégulation et de l’uberisation : « Dans les quartiers, Macron est associé à Uber et Uber donne du travail. », rapporte ainsi le journal.
En somme, le média résumait une image savamment cultivée par le ministre de l’économie qui, depuis son arrivée à Bercy, a fait des nouvelles opportunités économiques un de ses chevaux de bataille. Fanfaronnant dans les médias au CES aux cotés de la French Tech, Emmanuel Macron n’a laissé que peu de doutes sur son appétit pour la nouvelle économie du numérique, tout en répétant à qui voulait l’entendre que c’était l’avenir de la France. Quitte à souvent s’enfermer dans son propre personnage, ultra-moderne et finalement élitiste. Mais c’était, en France, du jamais vu.
Bien sûr que le pays a vu de nombreux parangons du libéralisme post-web se revendiquer du monde de demain, des techies s’autoproclamer Silicon Valley friendly, toutefois ce n’est pas trop s’avancer que de dire qu’aucun n’a réussi à se hisser à la proue du cirque politique avec une identité aussi clivante et moderniste qu’Emmanuel Macron. Signe peut-être que la politique française rentre elle aussi, enfin, dans une période de mutation structurelle, après des années d’apathie intellectuelle et démocratique. Dans une politique française déboussolée par l’abstention et la défiance, Macron a réussi à s’imposer depuis Bercy dans la vie politique en rassemblant, c’est vrai, bien au-delà des clivages traditionnels avec comme image d’Épinal l’uberisation, les startups et tout un référentiel, souvent cliché, sur le monde du web et des nouvelles économies.
Seulement, lorsque le Ministre de l’économie aspire à de plus grandes responsabilités que régner symboliquement sur la French Tech, il doit sérieusement élargir la porté de son discours aux Français qui n’ont jamais pris un Uber de leur vie et qui n’en ont strictement rien à faire, ou pire encore pour lui, qui voient comme une menace sérieuse les mutations économiques portées par le web.
Aucun stratège ne peut imaginer prendre l’Élysée avec une population strictement urbaine
Aucun stratège ne peut imaginer prendre l’Élysée avec une population strictement urbaine, libérale et progressiste, du moins pas en France en 2016. Très prosaïquement le combat pour la présidentielle est avant tout un combat pour se qualifier au second tour face à Marine Le Pen, dont la qualification au premier tour n’est plus à exclure depuis les scores impressionnants du Front National aux élections depuis 2012. Or, la France du FN n’est définitivement pas la France privilégiée et avant-gardiste d’Emmanuel Macron.
Du Brexit à la France du déclassement
Lorsque Emmanuel Macron parle du Front National, il ne le fait pas avec le dédain de ses camarades du Parti Socialiste, mais avec le regard d’un homme politique qui a passé des heures et des heures à étudier des statistiques, des analyses afin d’établir des grands principes de la sociologie politique française et cela se sent. Ainsi, Macron ne parle pas du Front National, il parle plutôt de ses électeurs, des peurs que le parti cristallise et de l’opposition évidente entre sa France mondialisée et connectée face à la France angoissée des électeurs néo-nostalgiques dont la meilleure arme reste le c’était mieux avant.
Pour être sûr de dépersonnaliser tout à fait sa lecture de la société, Macron, indéfectiblement européiste, prendra l’exemple du Brexit. En soulignant que le référendum avait opposé un Royaume-Uni à un autre, tout en rappelant que les bonnes performances économiques des britanniques n’avaient pas suffit à étouffer l’euroscepticisme et les démagogues de l’UKIP. Comme pour clarifier ce que de nombreux politiciens refusent de s’avouer, le réservoir de vote des eurosceptiques et des néo-réactionnaires n’est pas le seul fait d’une économie en panne.
Un discours encore largement sous-estimé à gauche, où l’on croit encore au pouvoir de la performance économique comme seul recours aux extrêmes. Une obsession économique qui a perdu Jospin mais que Hollande ne semble pas avoir abandonnée, lui qui affirme que seuls les résultats de ses politiques économiques pourront rassurer les Français. Une obsession de l’économie en guise de dernier surmoi marxiste d’une gauche éreintée par le pouvoir et par sa progressive défaite intellectuelle face aux néo-réactionnaires.
Or, là où on comprend que Macron connaît déjà ses faiblesses face à une France divisée à la fois culturellement, politiquement et géographiquement, c’est dans son besoin inéluctable de s’adresser malgré tout à ces électeurs de la France du déclassement, de l’anti-mondialisation et de l’euroscepticisme. Une nation muette à l’intérieur même de la France qui ne s’exprime que quand « l’élite », ou « le système » ne la laisse voter pour un parti dont les valeurs sont loin de la tradition républicaine française et de l’esprit si galvaudé des Lumières. Comment l’homme d’Uber peut-il convaincre le Français que les statistiques post-élections dépeignent comme blanc, provincial, issu des classes populaires, peu diplômé, habitant et travaillant dans des territoires paupérisés par la mondialisation et le jacobinisme ?
S’il fallait une preuve que ces deux France existent indépendamment sans vraiment coexister, il faudrait se référer aux résultats de la dernière étude sur les inégalités territoriales dans l’accès à l’emploi de France Stratégie, où l’on mesure l’ampleur de l’affaiblissement économique des territoires ruraux, laissant se dessiner une France des métropoles, où seules les villes favorisées en terme d’infrastructures promettent un accès à l’emploi.
Macron connaît déjà ses faiblesses
L’ancien Ministère du Plan conclura même en conseillant à l’État de réduire ses dépenses dans ses nouveaux déserts économiques. À ces données très macroéconomiques, on peut additionner les cartes des infrastructures et des flux, et les géographies se superposent, sans surprises : couverture en réseau des territoires, infrastructure de transports, déserts médicaux et éducatifs… Des cartes qui coïncident tristement avec l’essor du nouveau vote FN, celui que les sociologues appellent le vote social pour le Front National, en opposition au vote culturel, plus représenté dans les nouveaux bastions du Front dans le midi.
La transformation numérique, pomme de la discorde française ?
En somme, Macron représente assez bien tout ce que peut rejeter cette France nostalgique. Et s’il interprète inévitablement cette opposition comme un obstacle à son accession au pouvoir, en réalité il soulève par sa personnalité et sa représentation du monde une fracture qui le dépasse largement. Et c’est en cela que sa trajectoire peut éclairer sur l’état réel des clivages français qui, il faut peut-être lui donner raison sur ce terrain, semble s’être clairement déplacés d’un axe gauche — droite vers un axe qu’on pourrait malhabilement résumer en progressiste — conservateur. Ces mots ne sont pas les nôtres, mais ceux de Macron. Mais derrière cette France à laquelle il compte, naïvement sûrement, expliquer qu’elle n’a pas à avoir peur de l’avenir et des mutations profondes qui attendent nos sociétés, il se cache une profonde fracture qui doit inquiéter.
Comment en sommes-nous arrivés à un tel déchirement entre les gagnants de la mondialisation et les autres ? Car la France des startups, comme aime le résumer le Ministre, n’est pas moins isolée de l’autre France : le dialogue semble rompu, abîmé.
Et il est pour nous inévitable d’y voir l’influence d’une société en crise secouée par les progrès techniques et le rythme ininterrompu de la disruption. Une société en crise qui dans le fond semble encore s’interroger sur le bien-fondé des révolutions du siècle dernier. Avec comme fil conducteur la mutation numérique qui peine à dépasser sa tour de verre urbaine et favorisée pour créer un consensus vers un nouveau modèle social qui semble pourtant inévitable face à la violence de ses répercussions sur les outsiders. Ces nouveaux défavorisés qui était hier les insiders des trente glorieuses et qui se réveillent lentement, stupéfaits de voir leur monde et leurs repères s’écrouler inéluctablement.
En un meeting, Emmanuel Macron, a bien des égards a cristallisé cette opposition entre sa France, et celle du déclassement. En stratège conscient de ses faiblesses, il sait qu’il devra trouver un moyen de lier un dialogue avec cette France. La possibilité de ce dialogue dépendra de lui, de ses compromis et de sa capacité à convaincre que, non, Internet, la mondialisation et l’Union Européenne n’ont pas achevé la France et qu’un avenir existe.
S’il incarne comme personne cette opposition, c’est en réalité le défi de tous les partis de gouvernement. À la différence principale que ces derniers n’ont même plus la confiance de la France des startups qui, lentement mais surement, s’impose politiquement.
Macron devra convaincre qu’Internet, la mondialisation et l’Union Européenne n’ont pas achevé la France
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