En se baladant sur le site de l’université de l’Alaska de Fairbanks, la foire aux questions (FAQ) à propos du projet HAARP (High frequency active auroral research program) peut surprendre.
Au milieu des questions classiques censées décrire le fonctionnement de ce champ d’antennes consacré aux recherches sur l’ionosphère, se trouvent des rubriques étonnantes. « HAARP peut-il manipuler la météo ? » « HAARP peut-il exercer un contrôle mental sur les gens ? » « HAARP peut-il créer des chemtrails ? ».
Le 13 mai dernier, après une vague d’aurores boréales liées à des tempêtes solaires, l’université publie même un communiqué signé par Jessica Matthews, la directrice du projet. Elle assure : « Nous avons eu de nombreuses demandes des médias et du public. L’expérience scientifique HAARP n’est en aucun cas liée aux tempêtes solaires ou aux aurores vues un peu partout dans le monde. »
L’occasion aussi pour l’intéressée de préciser qu’une campagne d’observation prévue depuis des mois avait bien été menée quelques jours auparavant, mais bien avant que l’on sache qu’une grosse tempête solaire aurait lieu au même moment. « Le timing était une pure coïncidence, ajoute Jessica Matthews. Les tempêtes géomagnétiques sont imprévisibles, nous pouvons savoir qu’elles auront lieu quelques minutes avant, pas quelques mois. »
Des précautions face aux complotistes
Autant de précautions peuvent prêter à sourire, mais les scientifiques qui gravitent autour du projet prennent tout cela très au sérieux. Voilà maintenant trente ans qu’ils subissent énormément de théories du complot autour de leur activité véritable. « Cette longévité n’est pas forcément étonnante, décrypte pour Numerama Romy Sauvayre, sociologue des sciences et des croyances à l’université Clermont-Auvergne et au CNRS. Les théories complotistes reviennent souvent de manière cyclique et sont très alimentées en ce moment grâce aux réseaux sociaux. »
C’est effectivement en ligne, essentiellement sur X (ex-Twitter), que les accusations envers HAARP sont apparues récemment, affirmant que les antennes plantées en Alaska altéraient le climat, jusqu’à créer des aurores boréales. Mais ce n’est pas tout : les ouragans Milton et Helene ? HAARP qui les oriente vers des États républicains. Des inondations au Brésil ? Ce sont les antennes qui les provoquent à grands coups de chemtrails. Les intempéries de Valence ? Les chercheurs de HAARP qui veulent ruiner les agriculteurs espagnols.
Les exemples sont nombreux et se multiplient à chaque nouvelle catastrophe naturelle. « C’est un mécanisme connu, relève Romy Sauvayre. Les défenseurs de ces théories remettent en question la science et les gouvernements. Ils pensent que des choses leur sont cachées et qu’il y a des intentions derrière tel ou tel phénomène. »
Pour ce qui est de HAARP, il faut reconnaître que plusieurs éléments peuvent laisser place au doute. Tout d’abord, le fait que lors de sa création en 1993, il s’agissait d’une expérience militaire américaine. L’objectif principal était de comprendre comment l’ionosphère pouvait perturber les communications radio de l’armée. Les recherches scientifiques avaient donc essentiellement un objectif pratique.
Ce n’est pas la première fois que l’armée américaine est associée à des projets qui suscitent des doutes et nourrissent des suspicions qui finissent par devenir un terreau pour le complotisme. Ces dernières années, des enquêtes montrent que les soupçons de son implication dans l’affaire du « pain maudit » de Pont-Saint-Esprit dans le Gard, seraient en réalité plutôt plausibles. La CIA aurait, en 1951, arrosé le village avec du LSD, ce qui n’est pas encore confirmé, mais les éléments sont si probants que cette piste est sérieusement envisagée, y compris bien en dehors des sphères complotistes. Par nature confidentielles, les activités militaires sont bien souvent au cœur des plus grands fantasmes. Pire : certains complots sont bien réels, comme l’affaire Iran-Contra dans les années 1980, où le gouvernement américain vendait des armes de contrebande à l’Iran sous embargo. De tels précédents sont autant d’arguments pour ne pas faire confiance à HAARP.
Voir la CIA s’amuser avec le climat peut donc paraître crédible au regard d’un historique pas toujours flatteur pour Washington. D’ailleurs, dès 1995, le livre Les anges ne jouent pas de cette HAARP par le docteur en médecine alternative Nick Begich et la journaliste Jeanne Manning, experte des théories alternatives, met le feu aux poudres. Les auteurs assurent que les militaires cherchent à modifier le climat. Malgré son postulat farfelu, le livre se fait une place au sein des milieux complotistes et reste encore très cité aujourd’hui.
Ce n’est qu’en 2013 que l’armée se retire, faute de budget, et que la communauté scientifique le récupère dans sa totalité. Et plus de 10 ans après, la suspicion autour de l’origine militaire du projet demeure.
Autre élément « problématique », HAARP a bien une influence sur l’ionosphère. Les ondes envoyées ont tendance à exciter cette couche de l’atmosphère terrestre, à la chauffer comme peuvent le faire des tempêtes solaires. La différence étant que ces effets sont minimes et rapidement dissipés. « L’ionosphère est, par essence, un milieu turbulent, précise la FAQ de l’université. […] Les effets artificiels sont rapidement oblitérés et ne sont plus détectables après un certain temps, parfois moins d’une seconde, parfois 10 minutes. » Le fait que ces activités touchent à la question environnementale attire également un plus grand nombre de sceptiques, qui sont de plus en plus présents sur ces questions, comme l’a montré l’étude « Climatoscope » parue en 2023.
La transparence : « c’est la meilleure stratégie »
Tout cela a éveillé des suspicions que les scientifiques tentent de contrecarrer via davantage de communication et de transparence autour de leurs enjeux. « C’est la meilleure stratégie à avoir, considère Romy Sauvayre. Bien vulgariser est toujours un bénéfice, même s’il restera forcément un noyau dur de personnes convaincues du contraire. Disons que pour 95 % des gens, cela peut permettre de réviser ses croyances. »
Il est difficile de quantifier l’impact de la pédagogie sur la diffusion des théories du complot. Une étude de 2019 certifiait que le fact-checking avait un effet global positif, mais qui pouvait être moindre selon la méthode utilisée. Par exemple, une « jauge de vérité » est plutôt mal vue.
En 2018, une étude publiée dans Science disait que les fausses informations se diffusaient en ligne 6 fois mieux que les vraies. La faute, bien souvent, aux utilisateurs et utilisatrices qui partagent de leur plein gré des informations vues comme étant « originales ». Le plus difficile reste tout de même de diffuser ces informations vérifiées, qui ont souvent moins d’influence que les fausses. La chercheuse ajoute d’ailleurs que « le pire, c’est lorsque des scientifiques diffusent des intox. Ils ont un impact considérable, car la population leur fait confiance. C’est moins le cas avec les politiques qui ont un déficit de crédibilité. »
Mais pas forcément tous les politiques. Pour Donald Trump, c’est différent. Le président réélu n’a pas le même rapport à ces partisans, beaucoup plus dévoués que pour la plupart des politiciens. « Il a des suiveurs, assure Romy Sauvayre. Il a bouleversé tous les codes en termes de communication politique, et a un impact considérable. Le problème avec les théories du complot, c’est qu’on n’adhère pas forcément à un message, mais à une personne. Et ici, c’est le cas. »
Si le président ne s’est pas directement exprimé sur HAARP, il a entretenu le doute autour des sinistrés des ouragans Milton et Helene, allant jusqu’à dire que le gouvernement démocrate aurait moins aidé les républicains. Résultat, ses partisans sont nombreux à accuser l’observatoire de tous les maux. Alex Jones, célèbre animateur de radio profondément complotiste, a ainsi bénéficié des relais de X pour promouvoir ces « armes météorologiques ». Même ambiance chez Marjorie Taylor-Greene, élue proche de Trump qui affirme que les scientifiques manipulent le climat.
Pire, Elon Musk embrasse totalement ce type de théories et le moindre de ses posts sur X est un véritable raz de marée. « C’est l’une des personnes les plus influentes au monde sur les réseaux sociaux, prévient Romy Sauvayre. Celui qui a le plus de likes, de mentions, etc… Ils alimentent la défiance. »
HAARP condense tout cela : un projet à l’aura militaire qui évoque le secret, un aspect environnemental qui attire les climatosceptiques, et des relais chez des personnes puissantes et influentes. Résultat, les théories qui l’entourent n’ont jamais été aussi fortes. Et ce n’est pas l’élection de Trump et la prise de pouvoir grandissante de Musk qui vont inverser la tendance.
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