Enfant, je me suis noyée. J’ai échappé à la surveillance de mes parents pendant quelques secondes alors que nous étions à la mer. Je sais que j’ai été emportée par une vague, mais seulement parce qu’on me l’a raconté par la suite. Mes souvenirs de cette expérience sont très flous. Je garde trois sensations précises en tête : mon corps à la fois trop léger et trop lourd, la douleur vive de mon genou écorché contre un rocher et la force de la main de la sauveteuse qui m’a remontée à la surface.
La métaphore de la noyade me semble appropriée pour décrire cette année passée en ligne. A priori, vous savez que je suis du genre optimiste. Je me méfie de la nostalgie mal-placée, du cynisme automatique et j’ai toujours veillé à ce que #Règle30 soit aussi un lieu d’espoir pour nos pratiques numériques.
Pour autant, je refuse d’être naïve. 2024 a vu l’accélération brutale de phénomènes qui m’inquiètent. L’explosion des outils d’intelligence artificielle, particulièrement les IA génératives, s’est faite aux dépens des femmes, qu’il s’agisse de Scarlett Johansson ou d’adolescentes victimes de deepfakes pornographiques dans leur lycée. Alors que les militantes féministes alertent depuis longtemps sur le renouvellement constant du cyberharcèlement, les risques et dommages de ces nouveaux outils n’ont récolté qu’un vague haussement d’épaule de l’industrie. On les considère comme un effet de bord inévitable, au même titre que les « hallucinations » de ces logiciels ou leur empreinte écologique. Avec l’essor des chatbots à l’effigie de femmes virtuelles, notre déshumanisation est bientôt complète. Pourquoi empêcher le progrès ?
Cet édito est extrait de la newsletter Règle 30 de Lucie Ronfaut, envoyée le mercredi 18 décembre 2024. Vous pouvez vous abonner pour recevoir les prochains numéros :
Quant aux plateformes sociales, elles portent de moins en moins bien leur nom. En 2023, lors de ma précédente rétrospective annuelle, j’écrivais qu’il fallait apprendre à construire un web loin des hommes. Je n’ai pas changé d’opinion, puisqu’on a continué à nous abréger, à nous exclure, à juger notre physique, à ignorer nos accomplissements, à nous interdire d’écrire des mots pourtant essentiels pour comprendre notre monde, les viols, un génocide. Il est trop simple de toujours blâmer les algorithmes et leurs voies impénétrables. Parfois, c’est banalement notre faute.
On nous vend le début d’une apocalypse, alors qu’on est au creux de la vague
Je finis cette année à bout de souffle. Je suis aussi en colère. Pas contre les « IA » (un concept trop vague, qui englobe aussi des outils et des domaines de recherche fascinants), contre les entreprises du numérique au sens large, ou même contre Elon Musk (ça lui ferait trop plaisir). Je suis en colère justement parce que je crois en la chaleur des technologies et leur pouvoir de nous rassembler, que je refuse d’abandonner ce désir d’information et de nuances qui m’ont toujours animée. On nous vend le début d’une apocalypse. Je crois surtout qu’on est au creux de la vague qu’ils ont précipitée sur nous.
Je garde de ma noyade d’enfance une cicatrice sur mon genou et une inscription à des cours de natation. Aujourd’hui, je suis une bonne nageuse. C’est donc mon vœu pour 2025 : apprendre à nager dans ce web trouble. L’apathie et le fatalisme finiront par nous couler. Nos réflexions collectives et notre créativité farouche pourraient nous aider à flotter. Le meilleur moment pour remonter à la surface, c’est lorsqu’on touche le fond.
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