« J’étais pétrifié, ça se voyait que je n’avais pas envie d’être là, de faire ça. Mais j’avais l’impression qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible », raconte Antoine, 18 ans, la gorge serrée.
Après un échange sur l’application de rencontres gay Grindr, l’adolescent de 14 ans à l’époque retrouve un homme d’une soixantaine d’années dans un camping. La relation sexuelle tarifée a lieu dans une sorte de cabane, après que l’individu a ordonné à Antoine de le suivre à 5 mètres de distance, afin que sa famille avec qui il est en vacances ne se doute de rien. Une fois l’acte sexuel terminé, « il m’a donné 80 € au lieu de 100, car il était déçu de ma prestation », lâche Antoine, la voix tremblante.
Cette histoire sordide n’est malheureusement pas un cas isolé. Les émojis diamants proposant en réalité des services de prostitution ou en réclamant étaient encore légion sur Grindr jusqu’à il y a deux ans. Dans une enquête publiée par Streetpress en juillet 2024, une dizaine de jeunes hommes avaient déclaré avoir été incités à la prostitution quand ils étaient mineurs, par des hommes entre 50 et 70 ans, via Grindr. Aux États-Unis, entre 2015 et 2021, plus de 100 hommes ont été accusés d’agression ou de tentative d’agression sur mineurs, à la suite de l’utilisation de l’application Grindr.
Plus largement, en France, le gouvernement estime qu’entre 7 000 et 10 000 mineurs seraient victimes de prostitution, via l’ensemble des canaux (petites annonces, réseaux sociaux, dark web). « Les réseaux sociaux ont une responsabilité auprès des mineurs et ne les protègent pas suffisamment des violences », selon Justine Atlan, directrice de l’association e-Enfance.
« Il m’a drogué toute la nuit pour faire ce qu’il voulait de moi. »
Antoine, 15 ans, à l’époque
Numerama a pu recueillir les témoignages de plusieurs jeunes hommes, racontant avoir vécu une histoire similaire. Ainsi, Victor* et Tom* avaient 15 et 16 ans lorsqu’ils ont commencé à fréquenter l’application. Ils reçoivent alors des « dick pics » (photos de sexe non consenties) à longueur de journée, accompagnés de propositions tarifées. « Des fois, je les laissais parler pour voir jusqu’où ils pouvaient monter. J’ai eu des propositions de 150 à 800 euros », se souvient Tom auprès de Numerama.
Victor, lui, refusait systématiquement ces propositions, jusqu’à ce jour de mars 2020, où, appâté par le montant proposé, il accepte de prendre le train pour aller à Metz rencontrer un homme. Tom l’accompagne dans l’hôtel où a lieu la rencontre. À la fin, l’homme prétexte un problème de carte bleue et ne le paye jamais. « Tant qu’on était ensemble, ça allait, mais quand je me suis retrouvé seul dans le bus qui me ramenait chez moi, j’ai commencé à être dégoûté par ce qui s’était passé, et j’étais aussi énervé parce que j’avais le sentiment de m’être fait arnaquer. »
Si pour Victor et Tom, cette rencontre dans la vraie vie reste unique, celle d’Antoine, que Numerama a rencontré également, marque le début d’une longue descente aux enfers. Traumatisé par son expérience, souffrant de troubles bipolaires non diagnostiqués, il sombre peu à peu. En décembre 2020, il reçoit une nouvelle proposition et accepte. « Il m’a drogué toute la nuit pour faire ce qu’il voulait de moi. » Deux mois plus tard, son calvaire prend fin lorsqu’il est hospitalisé à la suite d’une overdose.
Des plaintes classées sans suite
Après son hospitalisation, les parents d’Antoine le poussent à porter plainte. Il dépose au total quatre plaintes pour viol aggravé et prostitution de mineur. En France, depuis la loi du 21 avril 2021, toute relation sexuelle avec un mineur de moins de 15 ans (lorsque la différence d’âge est d’au moins cinq ans) est considérée comme un viol. Pourtant, aucune n’a abouti. « Alors que la scène où j’avais 15 ans et qu’on m’a drogué toute la nuit a été filmée », souligne Antoine, amer. Pire, le policier qui a recueilli sa plainte lui aurait dit : « Tu y retourneras, car tu as goûté à l’argent facile. »
Victor a été bien plus soutenu. À la suite de la rencontre tarifée à l’hôtel, il a raconté son histoire sur un chat de la police, et a porté plainte. L’enquête a montré que l’homme était coutumier du fait. Des images pédopornographiques ont été retrouvées chez lui. Toutefois, comme Victor était un mineur de plus de 15 ans, les chefs d’inculpation de viol ou d’agression sexuelle n’ont pas été retenus. L’homme a été condamné à six mois de prison avec sursis pour prostitution de mineurs avec obligation de soins et inscription au FIJAISV — Fichier d’Information Judiciaire Automatisé des Auteurs d’Infractions Sexuelles ou Violentes.
De son côté, Tom, lui, n’a jamais porté plainte. Il fait partie des milliers de victimes silencieuses d’exploitation sexuelle en France. Selon une étude menée par la fondation Scelles qui lutte contre l’exploitation sexuelle, plus de 400 000 annonces pour recourir à la prostitution de victimes majeures et mineures sont publiées sur Internet chaque jour.
Partout dans le monde, des affaires comme celles-ci apparaissent. Au Royaume-Uni, depuis 2015, la police a enquêté sur plus de 30 cas de viols sur mineurs impliquant Grindr et Tinder. En juillet 2024, lors du forum sur la criminalité qui permet au Canada et aux États-Unis de renforcer la coopération en matière de sécurité et de justice, le ministre de la Sécurité publique canadien et le secrétaire du Département et de la sécurité intérieure des États-Unis ont évoqué une augmentation des cas d’exploitation sexuelle de mineurs en ligne dans leurs deux pays, et ont décidé d’instaurer des mesures communes pour endiguer leur prolifération.

Quelle est la responsabilité de Grindr dans ces affaires ?
En Californie, un utilisateur canadien a poursuivi Grindr pour l’avoir mis en relation avec quatre hommes lorsqu’il était mineur, conduisant à des viols. Les auteurs ont été condamnés, mais à ce jour la responsabilité de Grindr n’a pas été démontrée. Dans le cas où celle-ci serait retenue, la responsabilité pénale de l’application sera engagée. Celle-ci pourrait alors avoir des sanctions financières et une obligation de modifier son fonctionnement. Ainsi, l’application Skout, lancée en 2007 pour s’échanger du contenu et plébiscitée par les adolescents et jeunes adultes, a été sanctionnée en 2012 et a dû fermer temporairement suite à plusieurs affaires d’agressions sexuelles impliquant des mineurs.
Souvent dans ce type d’affaires, les mineurs concernés n’osent pas faire de signalement à Grindr et ne sont pas non plus convaincus qu’il aura un quelconque effet.
Antoine confirme : « Je n’ai jamais fait de signalement à Grindr pour les incitations à la prostitution que je recevais jusqu’à 20 fois par jour, car j’étais mineur, techniquement, je n’avais pas être là, et j’avais peur qu’on suspende mon compte ou qu’on me bannisse. » À ses débuts sur Grindr, Victor faisait des signalements à chaque fois. « Mais j’ai vite compris que ça ne servait pas à grand-chose, car les profils revenaient. »
Grindr, de son côté, n’a pas répondu à nos sollicitations dans le cadre de cette enquête. Dans les différentes affaires, la ligne de défense de Grindr semble être la suivante : l’application est interdite aux mineurs, donc ils ne devraient pas être dessus. Or, selon Jack Turban, pédopsychiatre et enseignant à l’université de Standford, ils seraient pourtant des centaines de milliers sur Grindr, à travers le monde.
Quant au processus de vérification de l’âge des utilisateurs, il est quasi inexistant sur Grindr. Le système de vérification de l’âge de Grindr est en effet basé sur l’auto-déclaration lors de l’inscription, sans authentification gouvernementale ou autre forme de vérification stricte. Il n’y a pas de système de reconnaissance faciale via IA, par exemple, pour estimer l’âge de l’utilisateur. Cette méthode de vérification simpliste laisse donc la possibilité à des mineurs de s’inscrire en mentant sur leur âge.
L’app Grindr peut bannir les comptes découverts comme appartenant à des mineurs, mais ne dispose donc pas de systèmes proactifs empêchant leur inscription initiale. L’application permet aux utilisateurs de signaler les comptes suspects, mais cela repose uniquement sur l’action des autres utilisateurs. Pour rappel, l’application permet d’envoyer du contenu et des messages sans like préalable, ses membres peuvent ainsi très facilement se retrouver face à des interlocuteurs avec lesquels ils ne souhaitent pas avoir d’interaction.
Tom note toutefois une évolution dans la politique de modération de l’application. « Il y a quatre ans, je voyais beaucoup de profils avec des diamants qui signifient ‘escort’ ou avec le chiffre ‘420’ pour le Chemsex (pratique sexuelle associée à l’usage de drogues pour intensifier ou prolonger les expériences sexuelles), ils ont désormais disparu. De même, quand on se fait voler nos photos, les services réagissent au bout d’une heure, ce qui n’était pas du tout le cas avant. Il y a aussi plus de bannissements qu’avant. » Pour Victor et Antoine, cela reste insuffisant et les véritables protections viennent des réseaux d’entraide informels entre jeunes utilisateurs.
Victor explique : « Après ce que j’ai vécu, j’ai essayé de prévenir les ados que je connaissais autour de moi. À l’époque, j’étais aussi bénévole au centre LGBT donc j’en discutais aussi là-bas, voire directement sur l’appli. Quand je voyais des personnes très jeunes dessus, je leur envoyais des messages privés pour leur dire de faire attention, d’éviter de mettre des photos d’eux et de toujours dater dans un lieu public. »
Antoine fait la même chose, mais uniquement dans son lycée. « Je surveille toujours un peu ceux qui sont gays et un peu isolés pour qu’ils ne se retrouvent pas pris dans le tourbillon de Grindr. Plus tard, j’aimerais créer une association pour tous les jeunes qui, comme moi, ont été manipulés et détruits par ce genre de choses, pour se soutenir en tant que victimes et pouvoir s’en relever. »
*Les prénoms ont été modifiés.
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