En 2014, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait jugé dans son arrêt Svensson qu’un lien hypertexte conduisant à une œuvre protégée par le droit d’auteur pouvait constituer une « mise à disposition » et un « acte de communication » de cette œuvre, souvent illégale sans l’autorisation de l’auteur. Mais il avait limité cette interprétation au cas spécifique où le lien en question permettait de contourner des mesures de restriction d’accès mises en place par un site internet, et donc de donner l’accès à l’œuvre à un « public nouveau » qui n’était pas prévu par l’auteur ou l’éditeur.
Cette jurisprudence, qui a fait craindre pour la légalité de simples annuaires ou moteurs de recherche qui ne contrôlent pas ce qu’ils indexent, est désormais confirmée, précisée et étendue dans des contrées qui accentuent fortement les risques.
En effet la CJUE a rendu ce jeudi sa décision dans l‘affaire GS Media BV. Elle concerne l’éditeur du site néerlandais Geenstijl.nl qui avait publié des liens hypertextes menant à des photographies inédites hébergées sur des plateformes comme FileFactory ou ImageShack. Ces photos de la présentatrice Britt Dekker nue étaient destinées à être publiées en exclusivité sur le magazine Playboy, et n’auraient pas dû être diffusées sur Internet.
L’éditeur du site pensait que puisque les fichiers litigieux avaient été hébergés par des tiers sur une plateforme, c’est cette plateforme qui assumerait la responsabilité de leur éventuelle illégalité, et qu’un lien y menant n’engageait à rien. « Vous n’avez pas encore vu les photos de [Mme Dekker] nue? Elles sont ICI », disait l’article néerlandais.
GS Media se disait aussi que contrairement aux faits dans l’affaire Svensson, les fichiers étaient déjà accessibles à tous sur Internet (en particulier pour ImageShack qui rend les images visibles sans inscription), et qu’il n’y avait donc pas de « public nouveau » créé par la diffusion du lien.
Mais en étendant sa jurisprudence Svensson, la CJUE donne tort à GS Media. En effet, elle précise qu’il « ne saurait être déduit [de Svensson] que le placement, sur un site Internet, de liens hypertexte vers des œuvres protégées qui ont été rendues librement disponibles sur un autre site Internet, mais sans l’autorisation des titulaires du droit d’auteur de ces œuvres, serait exclu, par principe » du raisonnement conduisant à leur illégalité. Au contraire même, la jurisprudence de 2014 marque « l’importance d’une telle autorisation » pour faire un lien hypertexte.
Le principe est donc que pour créer un lien hypertexte vers une œuvre, il faudrait s’assurer que l’auteur a donné son accord à ce que l’œuvre soit visible par tous les internautes.
L’illégalité dépend de qui, comment et pourquoi
Pour rassurer sur les conséquences d’un tel raisonnement, critiqué par plusieurs gouvernements (Allemagne, Portugal, Slovaquie) et même par la Commission européenne qui redoutaient « des conséquences fortement restrictives pour la liberté d’expression et d’information », la CJUE a tenu à apporter quelques balises.
Tout d’abord, la cour précise qu’avant de conclure qu’il y a une « communication au public » illégale, il faut que les tribunaux vérifient si l’internaute qui publie le lien « ne poursuit pas un but lucratif » et qu’il « ne sait pas, et ne peut pas raisonnablement savoir, que cette œuvre avait été publiée sur Internet sans l’autorisation du titulaire des droits d’auteur ». Il y a pour les particuliers une forme de présomption de bonne foi.
« En revanche, lorsqu’il est établi qu’une telle personne savait ou devait savoir que le lien hypertexte qu’elle a placé donne accès à une œuvre illégalement publiée sur Internet, par exemple en raison du fait qu’elle en a été averti par les titulaires du droit d’auteur, il y a lieu de considérer que la fourniture de ce lien constitue une ”communication au public” », prévient la CJUE.
La présomption de bonne foi tombe pour les professionnels
On notera au passage qu’il est pour moins curieux juridiquement d’établir l’existence ou non d’un fait objectif tel que la communication au public en fonction d’éléments subjectifs, qui ne devraient avoir d’importance que pour la conclusion du caractère fautif ou non de l’acte objectif. Mais passons.
Il y a plus gênant encore. Pour des raisons peu argumentées sur le plan juridique, la présomption de bonne foi tombe pour les professionnels qui tirent profit des liens hypertextes. « Lorsque le placement de liens hypertexte est effectué dans un but lucratif, il peut être attendu de l’auteur d’un tel placement qu’il réalise les vérifications nécessaires pour s’assurer que l’œuvre concernée n’est pas illégalement publiée », tranche la Cour. « Il y a lieu de présumer que ce placement est intervenu en pleine connaissance de la nature protégée de ladite œuvre et de l’absence éventuelle d’autorisation de publication ».
Assurer un « niveau élevé de protection en faveur des auteurs »
En clair, dès qu’un éditeur quelconque fera un lien vers une vidéo YouTube, il devra s’assurer que l’auteur ou le producteur a autorisé YouTube ou un autre site internet ouvert à tous à l’héberger. C’est un casse-tête sans nom, dont on comprend les motivations. Il s’agit de s’assurer par exemple que des sites qui indexent massivement des liens vers des films, séries ou matchs de foot en streaming ne trouvent pas un vide juridique à opposer aux tribunaux.
Mais les conséquences de cet arrêt GS Media pourraient tout de même être redoutables, alors que la CJUE estime qu’une « telle interprétation (…) assure le niveau élevé de protection en faveur des auteur » demandé par le droit européen. « Les titulaires du droit d’auteur peuvent agir non seulement contre la publication initiale de leur œuvre sur un site Internet, mais également contre toute personne plaçant à des fins lucratives un lien hypertexte vers l’œuvre illégalement publiée sur ce site ainsi que, dans les conditions exposées (…), contre des personnes ayant placé de tels liens sans poursuivre des fins lucratives », résume la Cour.
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