L’information est passée relativement inaperçue en France, mais elle est susceptible de remettre totalement en cause la manière dont certaines fonctions-clés d’Internet sont gérées. En effet, alors que le gouvernement américain avait accepté de s’ouvrir à une gouvernance multilatérale pour l’ICANN, l’administration conduite par Donald Trump pourrait revenir en arrière.
C’est ce qui transparaît dans un billet de blog daté du 21 septembre sur le site de campagne du candidat républicain. Alors en campagne, Donald Trump charge vivement le président Barack Obama pour sa décision « de céder le contrôle américain sur Internet à des puissances étrangères », à commencer par des États comme la Chine et la Russie, qui sont des rivaux stratégiques.
Une politique inadmissible pour le camp républicain. « Les États-Unis ont créé, développé et étendu le net à travers le globe. Sa supervision a permis de garder l’Internet libre et ouvert sans censure gouvernementale — une valeur fondamentale de l’Amérique enracinée dans l’amendement sur la liberté d’expression de notre constitution ».
Pour Stephen Miller, porte-parole de Donald Trump et directeur politique lors de sa campagne, également auteur de plusieurs de ses discours, les choses sont claires : « les États-Unis ne devraient pas confier le contrôle de l’Internet aux Nations Unies et à la communauté internationale ». Une position que partage son champion Donald Trump, qui, dit-il, « s’est engagé à préserver la liberté d’Internet ».
« La liberté d’Internet est maintenant menacée par l’intention du président de céder le contrôle à des intérêts internationaux, parmi lesquels des pays comme la Chine et la Russie, qui ont un long passif en matière d’efforts pour imposer la censure en ligne. Le Congrès doit agir ou la liberté d’Internet sera perdue pour de bon puisqu’il n’y aura aucun moyen de le rendre formidable à nouveau une fois qu’elle sera égarée ».
La liberté d’Internet est menacée par l’intention d’Obama de céder le contrôle à des intérêts étrangers
Passée sous les radars hexagonaux, parce que le sujet est technique sinon obscur, la prise de position de Donald Trump a été rappelée dans l’édition du 21 novembre du magazine Édition Multimédi@. Elle avait émergé quelques jours avant la fin effective du contrat — le 1er octobre 2016 — liant le département du commerce avec l’ICANN, conformément à un engagement pris par Washington en 2014.
Dans un communiqué publié le 3 octobre, l’AFNIC, l’organisme qui gère le domaine de premier niveau réservé à la France, avait rappelé que ce n’était pas gagné : le sénat aurait très bien pu s’y opposer de sorte que la tutelle de Washington sur la racine de l’Internet perdure. Dès lors, le plus gros obstacle semblait franchi. La transition vers une gestion multilatérale « est désormais irréversible », avait même lancé l’AFNIC.
Et puis Donald Trump est arrivé au pouvoir.
Le succès du candidat républicain aux élections a littéralement pris tout le monde de court. Soudain, le monde entier — pas seulement les Américains — s’est alors rendu compte que le programme si décrié de l’homme d’affaires avait maintenant une vraie chance de devenir réalité. Ce qui est une mauvaise nouvelle. Sur les technologies et le numérique, ses orientations sont inquiétantes.
Il suffit de prendre des sujets comme la neutralité du net et la cryptographie pour s’en convaincre.
Il y a une forte probabilité pour que l’administration Trump essaie de trouver une faille juridique pour empêcher l’autonomie de l’ICANN
Dans ces conditions, il est légitime de s’interroger sur ce que va faire Donald Trump à la Maison Blanche, même si cela reste un exercice assez théorique puisqu’il n’entrera réellement en fonction que le 20 janvier 2017. Car si la question de l’emprise sur cette racine Internet, censée appartenir au passé, n’a pas été un enjeu de campagne aux États-Unis, la réponse qui lui sera apportée aura des répercussions mondiales.
D’autant que les inquiétudes sont parfaitement légitimes.
« Il est clair qu’il y a une forte probabilité pour que l’administration Trump, lorsqu’elle sera mise en place, essaie de trouver une faille juridique pour essayer effectivement d’invalider cette rupture de contrat » entre le département du commerce, via l’agence NTIA, et l’ICANN, nous confie Bernard Benhamou, secrétaire général de l’institut de la souveraineté numérique.
Un avis que partage Berin Szóka, un avocat américain spécialisé dans Internet et le droit des télécoms. Selon lui,
« Si un juge américain dit que c’est une propriété gouvernementale, ça veut alors dire qu’il n’y avait aucune transition possible », continue-t-il. « Le département du commerce n’avait alors pas la capacité de laisser tomber cette propriété. Cela aurait pour effet de renverser la transition ». Bref, on reviendrait au système précédent, à savoir une tutelle américaine au niveau de l’ICANN, donc des noms de domaine.
Un procureur général anti-transition
Signe additionnel qu’une brèche juridique devrait être exploitée par l’administration de Donald Trump, le procureur général des États-Unis qui a été nommé par le président-élu, Jeff Sessions, était auparavant un sénateur qui s’était opposé, avec d’autres, à la décision de la transition IANA, consistant à confier les rênes de la racine Internet, à travers l’ICANN, à une structure multilatérale.
« Il est fort probable qu’une fois en place, ce nouveau procureur général, qui aura toute latitude d’agir pour essayer de trouver une faille, demande à une cour de revenir sur le contrat entre l’ICANN et le département du commerce » prévient Bernard Benhamou. Car il y a des enjeux suffisamment élevés pour convaincre le pouvoir de chercher à réintégrer les fonctions IANA dans l’orbite gouvernementale américaine.
« Ce sera compliqué d’un point de vue technique et juridique », estime celui qui a été au milieu des années 2000 le conseiller de la délégation française au Sommet mondial sur la société de l’information. « Mais il n’est pas dit, en fonction des caractères stratégiques, des questions de souveraineté, de défense, qu’ils ne puissent pas trouver un argument pour essayer de rompre cette transition ».
Dans ce cas, l’ICANN aura besoin de signer un nouveau contrat avec le département du commerce, analyse Berin Szóka, qui pointe un autre problème : « légalement, si le serveur racine n’est pas une propriété, ça veut dire aussi que les domaines de premier niveau n’en sont peut-être pas non plus. Et si c’est le cas, ça aurait beaucoup d’autres conséquences vis-à-vis des extensions ».
Quel statut juridique pour la racine Internet ? Et pour les noms de domaine ?
L’avocat prend l’exemple des domaines qui concernent directement le pouvoir américain (.gov pour les ministères, .mil pour l’armée) mais aussi ceux des autres pays (comme .fr pour la France, .uk pour le Royaume-Uni) ainsi que ceux qui ont été créés au fil des assouplissements successifs de la politique de l’ICANN, comme .amazon ou bien .paris. « Les questions légales sont très complexes ».
Reste à savoir si l’administration Trump s’engagera dans cette voie : comme le pointe justement Bernard Benhamou, les déclarations de Trump « sont des propos de campagne ». Comprendre : beaucoup de promesses ont été faites avant le scrutin mais à l’arrivée rares seront celles qui pourront être effectivement tenues. D’ailleurs, Donald Trump lui-même a déjà commencé à revenir sur beaucoup de ses déclarations.
En outre, Donald Trump n’a pas forcément manifesté, tout au long de sa campagne, un fort intérêt pour les problématiques du numérique hormis quelques déclarations sporadiques. L’intéressé a finalement assez peu parlé de technologie, préférant mettre au premier plan bien d’autres sujets parlant davantage aux travailleurs américains, comme l’emploi, la mondialisation ou l’immigration.
Prudence, toutefois : Donald Trump est une feuille blanche sur bon nombre de sujets et s’est déjà montré imprévisible.
Si ces problématiques semblaient secondaires pour lui pendant la campagne, rien n’indique qu’elles ne vont pas prendre de l’importance pendant les quatre ans de son mandat, entre deux mesures réactionnaires. En outre, le gouvernement pourrait toujours disposer de certains leviers pour faire pression sur l’ICANN : celle-ci est américaine et soumise à la législation locale.
« Est-ce que cet aspect-là apparaîtra suffisamment crucial et en haut de la pile pour que le nouveau gouvernement finisse par effectivement s’en préoccuper et dire : ce n’est pas comme ça que les choses doivent être faites ? ». Pour le secrétaire général de l’ISN, c’est fort probable. « Je pense que d’un point de vue symbolique, ça ne leur coûtera pas cher et donc quelque part, je pense qu’ils ne se priveront pas de le faire ».
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