Cela ne fait pas trop de doute : les révélations Vault 7 semblent contenir des informations graves sur les agissements récents de la CIA. Et pourtant, en 2017, relayer Wikileaks pose de nombreuses questions. Et pour une rédaction comme la nôtre, aucune réponse n’est aujourd’hui définitive.

Quand Julian Assange a fondé Wikileaks en 2006 pour publier de manière transparente des documents confidentiels, le monde était différent. Nous nous souvenons tous de la première affaire médiatisée, en 2010, celle de la bavure militaire qui a coûté la vie à 18 personnes, filmée depuis un hélicoptère de l’armée américaine en Irak. C’est cette vidéo qui a également conduit à l’arrestation de Chelsea Manning, alors en poste dans l’armée américaine : c’est elle qui avait transmis le document à la plateforme.

Chelsea Manning Free

Et puis les révélations se sont succédé, jusqu’à donner une confiance inouïe dans l’histoire à ceux qu’on appelle aujourd’hui les lanceurs d’alerte. Difficile d’imaginer un enchaînement de faits où Snowden aurait existé sans le travail en amont de Wikileaks pour montrer que ce type d’information est possible, et plus encore : souhaitable. En ce sens, Assange a donné un avertissement réel aux agences de surveillance du monde entier, aux gouvernements et aux armées : vous qui surveillez le monde, le peuple garde un œil sur vous.

Cet article n’a pas pour vocation de faire l’historique de Wikileaks jusqu’à aujourd’hui et de déterminer minutieusement pourquoi et comment l’organe de Julian Assange est devenu ce qu’il est. Mais si l’on fait une avance rapide jusqu’à 2017, on se retrouve avec un tout autre tableau. Ces derniers mois, Wikileaks s’est affiché dans plusieurs affaires beaucoup moins glorieuses que celles de ses débuts. La plupart sont mineures, mais problématiques : un tweet déplacé sur les attentats en France, la diffusion d’une vidéo sur l’explosion à la centrale normande qui avait été prise dans un autre pays, la sortie de vieux documents sur les candidats français parfaitement inutiles en les faisant passer pour des big stories

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Mais au-delà de ces déclarations, mensonges et prises de position douteuses, qui sortent de manière hebdomadaire et donnent à la plateforme une aura toxique, Wikileaks s’est impliqué très activement dans la présidentielle américaine. C’est le site de Julian Assange qui a accablé la candidate Clinton et qui a nourri le camp Trump avec une histoire d’emails, certes grave, mais qui a pris des proportions démesurées. Sans parler des révélations bidons qui venaient des sub-reddits pro-Trump.

Avec l’affaire des emails, Wikileaks a accaparé l’attention des médias américains, qui ont, eux aussi, traité cette affaire en toute démesure, sans voir la lame de fond populiste, réactionnaire et raciste qui guettait les États-Unis. Et dans tout cela, s’ajoute une suspicion nouvelle autour de Wikileaks, dont la réponse est loin d’être tranchée : est-ce que l’organisation est aujourd’hui un outil à la solde du Kremlin ? Impossible de répondre « oui » ou « non », mais beaucoup s’étonnent, nous également, que les révélations de la plateforme soient toujours à sens unique — contre les ennemis présumés ou officiels de la Russie de Poutine.

Est-ce que l’organisation est aujourd’hui un outil à la solde du Kremlin ?

Une autre couche d’interrogations peut alors s’ajouter : il est tout à fait possible que Wikileaks ait tenu sa promesse de neutralité, mais qu’un gouvernement, pourquoi pas russe, ait trouvé un moyen efficace de faire passer son soft power en Europe et aux États-Unis. C’est la théorie de l’instrumentalisation d’Assange, qui ne serait qu’une marionnette dupée par ses idéaux.

Quoi qu’il en soit, le résultat, c’est que Wikileaks prend petit à petit une couleur politique, un engagement dans une vision du monde qui, d’un anti-impérialisme américain assumé, glisse vers une russophilie dérangeante, pour qui s’intéresse un peu à la condition des femmes, des LGBTQ+, à la situation syrienne ou à la liberté de manière générale. En France, les premiers sur les nouvelles informations Wikileaks, comme le récent Vault 7, sont les organes de presse financés par le Kremlin, que ce soit Russia Today ou Sputnik News — qui relaient avec passion les déclarations de Wikileaks et la parole d’Assange.

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Quand nous sommes les spectateurs de tout cela, Wikileaks en vient à poser de nombreuses questions fondamentales aux rédactions : comment se positionner par rapport aux nouveaux leaks ? Quel est l’agenda des sources — s’il y en a un ? Dans quelle temporalité et dans quel contexte se déroulent les leaks ? Quand nous relayons du Wikileaks, ne prend-on pas le risque de devenir les portes-paroles de la géostratégie d’une puissance étrangère, en l’occurrence la Russie ? Comment peut-on parler de ces sujets légitimes, souvent graves et peut-être authentiques sans servir les intérêts des alliés ou des maîtres de Julian Assange ? Car le fondateur de Wikileaks, qu’importe ses engagements, reste un humain dans toute son imperfection et rien de ce qu’il fait, en personne ou via sa plateforme, est neutre pour le monde.

Alors nous prenons toujours plus de pincettes, nous ajoutons des précisions sur le contexte actuel et des paragraphes sur la position de Wikileaks au moment d’une parution comme Vault 7. Comme toutes les sources, Wikileaks est une source. Elle n’est pas la vérité et nous aurions tort, aujourd’hui plus que jamais, de la considérer comme telle. Ce n’est pas plus mal : en sortant d’une zone de confort et d’un tout noir ou tout blanc, l’entrée de Wikileaks dans cette zone grise ramène au premier plan des réflexes instinctifs du journaliste. Le doute, la vérification, la recherche d’information, le croisement des sources, la discussion, l’écoute des experts, la vulgarisation. Toutes ces choses que nous cherchons à faire tous les jours, mais qui semblent ô combien essentielles sur des sujets comme celui-ci, quand elles nous paraissent surfaites pour relayer l’annonce du dernier smartphone Samsung.

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Au fond, contrairement à 2006 où il était neuf et moderne, Wikileaks est devenu en 2017 un acteur géostratégique comme un autre. Mais aujourd’hui, il sert directement ou indirectement les intérêts d’une vision de l’avenir et du monde qu’il appartient à chacun de juger. Notre travail, délicat, est donc de rapporter le fait avec le moins de biais possible tout en restant conscients de notre impossible objectivité. Plus facile à dire qu’à faire, compte tenu des enjeux actuels qui font entrer en lutte déontologie et conviction, par crainte de voir se jouer de mauvaises reprises des élections américaines.

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