Inscrit en toutes lettres, blanc sur bleu, en trois par quatre sur les affiches du métro ; « GAY ? » demande Ziipr, dernier né de la rencontre en ligne pour hommes. Les franciliens, lassés, voient sûrement cet encart entre deux et trois fois par jour. Que cache-t-il ? A priori, pas grande chose. En effet, c’est seulement la campagne marketing d’une énième startup de la rencontre en ligne, et comme Once, Ziipr croit beaucoup aux formats sous-terrains proposés par le métro parisien ainsi qu’aux phrases chocs.
Mais voilà, demander à des inconnus, suspendus aux minutes les séparant de leur cher train, s’ils sont gays, de but en blanc — ce n’est pas choquant, ce n’est même pas provocateur, c’est seulement lassant. Et à la lassitude s’ajoute la surprise quand, après quelques recherches rapides, nous découvrons que derrière Ziipr il n’y a point de startup mais une vieille entreprise du web : W3.
W3 est une société fondée en 1998 par Yannick Pons à New York. Le Français lance alors aux États-Unis son service EasyRoomMate, une plateforme de petites annonces pour trouver rapidement un futur colocataire. Dans le monde qui s’annonce après le millénaire, la petite annonce sur le web et les colocations sont deux ingrédients au succès garanti. La success-story se déroule donc sans encombres et W3 fait succéder Vivastreet à EasyRoomMate. Alors qu’aux États-Unis, les petites annonces en tout genre ont CraigList pour se retrouver, en France, le champ est encore vide.
Depuis Yannick Pons et W3 se concentrent dans le financement de startups aussi diverses que prometteuses avec une seule règle : être le seul acteur d’une levée de fonds, quitte à prendre tous les risques, seul. Tout va donc bien sous le soleil de New York où le capital de W3 s’active, et où l’argent pleut depuis les marques Vivastreet et Appartager. En France, comme en Amérique et en Europe, le duo de sites est devenu une référence. Mais voilà que parfois, la machine déraille, se met en branle et accouche d’un objet non-identifié : Ziipr, une application de rencontres entre hommes dont les affiches tapageuses encadrent nos rames.
GAY ?
Le projet est imaginé en interne chez W3 en avril 2015. L’entreprise franco-américaine identifie que le marché de niche de la rencontre homosexuelle est encore à prendre en France. Ensuite, quand une boite expérimentée comme l’est W3 se lance, les choses vont très vite : à l’été 2016, l’application est lancée au détour de la marche des fiertés lyonnaise. Enfin, c’est en septembre que l’application est généralisée pour toute la France. À peine quelques mois après, Ziipr devient la première application de rencontres gay à réaliser une campagne d’affichage dans le métro.
Sur ces affiches, nous ne polémiquerons pas inutilement, elles sont certes d’un goût curieux mais elles fonctionnent. En 2017, écrire le mot gay en toutes lettres continue de vous rendre immédiatement visible, vous devenez une curiosité, un événement — alors qu’il n’y avait rien. C’est étonnant, un peu triste peut-être, mais le jour où les mots ne seront plus alourdis de leurs ombres et de leurs tabous, le monde de la publicité ira mal.
Interrogé, entre autres, sur cette fameuse campagne Cédric Brochier, porte-parole de Ziipr, nous explique avec adresse : « Trouvez-vous que le mot « GAY » soit surprenant ou tabou ? Nous ne le pensons pas. Cette publicité dans le métro parisien a pour seul et unique but de faire connaître notre produit à notre cible. Or, cette cible représente seulement quelques individus sur la population présente sur le quai du métro. Il fallait donc attirer leur attention de manière percutante. Notre intérêt est seulement de faire découvrir l’application à notre cœur de cible. »
N’imaginez donc pas que Ziipr veut devenir un acteur militant du monde LGBT. Par ailleurs, si cela avait été le cas, n’aurait-il pas fallu préférer à la question choc un slogan plus inclusif notamment pour les individus ne se reconnaissant pas gay mais éprouvant le besoin d’avoir une sexualité entre hommes ? Bisexuels, pansexuels, sapiosexuels et nous en oublions.
Mais Ziipr est d’abord une aventure économique. Cédric Brochier le rappelle par ailleurs sans s’en cacher : « Nous sommes tout d’abord partis d’un constat simple : le fossé entre les applications de dating proposées aux hétéros et celles proposées à la communauté homosexuelle. Nous trouvions qu’il y avait non seulement plus de choix du côté hétéro, mais également des produits plus aboutis et de qualité. De plus, la plupart des applis gays existantes recevaient beaucoup de critiques de la part de leurs utilisateurs les plus fidèles, que nous avons d’ailleurs rencontré à l’occasion de focus groups [ndlr : consultations d’utilisateurs]. Nous avons donc décidé de prendre en compte ces critiques et de créer notre produit en fonction des avis des utilisateurs. »
Sur les appli de rencontres, c’est l’offre qui fait la demande
Ce constat étonne aux premiers abords les connaisseurs de la communauté gay. Alors que cette dernière a été pionnière en donnant naissance à la rencontre géolocalisée grâce à Grindr, elle aurait aujourd’hui de moins bons réseaux que les hétérosexuels. Le constat semble un peu précipité comte tenu de la place centrale du Grindr susmentionné avec ses plus de 10 millions d’utilisateurs et de ses concurrents plus récents comme Hornet et surtout Tinder qui accepte les homos, les bis, les hétéros, les trans etc. Mais face à ce paysage déjà occupé, M. Brochier estime qu’il existe malgré tout un espace pour son produit :
« Quand vous parlez de l’hégémonie de Tinder, vous rappelez-vous qu’avant il y avait Adopte Un Mec, et avant cela Meetic ? Nous pensons que si ces applis ont réussi à surpasser leurs prédécesseurs, pourquoi pas nous ? De plus, les utilisateurs sont gagnants dans cette compétition des applis de rencontre, car ils ont plus de choix et vont pouvoir se tourner naturellement vers la plus complète pour eux. Nous avons seulement 9 mois d’existence et allons mettre en place de nouvelles fonctionnalités très innovantes dans les prochains mois, afin d’offrir à nos utilisateurs la meilleure application de dating gay possible. »
Par ailleurs, on nous confirme que l’ambition de Ziipr est de saper l’hégémonie de Grindr. Trop lente, bourrée de publicités et payante pour une utilisation complète, la vieille appli voit son trône convoité sans que le marché hexagonal ne semble vouloir se passer d’elle. Comme nous le confient prosaïquement des utilisateurs de Grindr : « Sur les appli de rencontres, c’est l’offre qui fait la demande. Si telle appli compte plus de potentielles rencontres qu’une autre, le choix est vite fait. Pour le moment cela reste donc Grindr pour moi. »
Alors pour contrer un tel monopole, W3 se lance dans une aventure coûteuse : tout le service sera gratuit et sans publicité. Forcément pour l’utilisateur, cela peut apparaître comme un vrai avantage. Toutefois, à l’heure actuelle, confronté à Ziipr, nous trouvons une application au design brouillon, disposant de peu d’utilisateurs connectés et sans LA fonctionnalité qui pourrait nous faire changer de crèmerie. Mais à l’avenir, peut-être que W3 trouvera la recette du succès. C’est en tout cas l’objectif officiel de l’application qui nous confirme vouloir devenir le numéro un de la rencontre entre hommes en France.
Mais sans business model, Ziipr interroge. Pourquoi une firme comme W3 se lancerait un défi aussi original que détrôner Grindr maître des lieux depuis 2009 ? Et surtout pourquoi la rencontre alors que le fond de commerce de la société reste la petite annonce ? Pour Cédric Brochier, les deux activités ne sont pas aussi éloignées que nous le pensons : « Notre ADN chez W3 est de mettre les gens en relations comme, par exemple, avec la colocation sur Appartager. Il était donc assez naturel de créer une appli « relationnelle ». On s’est alors dit : « Puisqu’on a les moyens techniques et financiers, et une expertise dans la mise en relation, pourquoi ne pas lancer notre application de rencontres gay ? ». »
W3 : vitrine de la prostitution 2.0 et éthique discutable
Seul ombre au tableau de Ziipr : les précédents de W3 qui, sur Vivastreet, laisse vivre un très profitable business d’escortes et de prostituées. Selon une implacable enquête du Monde datée de février, la société logée à Jersey — un paradis fiscal — engrangerait plus de 11 millions d’euros par an grâce aux prix que payent les travailleurs et travailleuses du sexe pour bénéficier d’un indispensable affichage privilégié dans la rubrique interdite aux mineurs.
De nombreux témoignages de l’enquête venaient pointer le rôle ambigu du site, proche de celui d’un proxénète, en dénonçant des attitudes mentionnées comme du racket envers les travailleuses du sexe : « Au cours des années, j’ai vu l’évolution de Vivastreet qui, de fait, “rackette” les travailleurs et travailleuses du sexe. Maintenant, il faut prévoir un budget de 800 euros par mois pour passer une annonce avec des retours, avec un service de plus en plus réduit, interdiction de vocabulaire, de photos, etc. », racontait ainsi une anonyme dans le journal.
Quel avenir pour le business model de Ziipr dans une société aussi paradoxale que W3 ? L’entreprise s’interdit pour le moment toute réponse et estime qu’il s’agit seulement d’un investissement dans l’avenir. De fait, il est légitime de se demander dans quel avenir le business model de Ziipr émergera : celui où W3 arrêtera ses pratiques douteuses ou celui où W3 continuera de trouver de nouveaux moyens pour alléger les portes-monnaies les travailleurs du sexe mais également ceux des gays qui seront, selon le vœu de la firme, devenus accros à l’appli ?
Nul doute que la communauté d’utilisateurs voudra des réponses rapides de la part d’une société qui n’a pas l’habitude de sortir des produits qui ne sont pas rentables.
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