Nous sommes en 2015. La scène se déroule Place Beauvau. Xavier Niel, le fondateur et principal actionnaire de Free, est convoqué dans le bureau de Jean-Jacques Urvoas, ministre de l'intérieur du gouvernement Valls.

"Xavier, on va se parler franchement. Les élections approchent, et il n'est pas question de se taper une nouvelle affaire Merah. François n'y survivrait pas. Il faut qu'on sache qui visite les sites terroristes en France, pour les surveiller étroitement. Et qu'on sache qui consulte les pages des organisations occultes qui soutiennent ces chieurs de Notre-Dame-Des-Landes"

– "Pas possible, nous n'avons pas dans nos bases les adresses des sites internet qu'ont visité nos abonnés, ça serait une atteinte grave à leur vie privée".

– "Bien sûr. Evidemment. C'est pour ça qu'on a pensé à une idée beaucoup plus simple. Vous vous souvenez quand vous avez bloqué les publicités pour emmerder Google ? C'était activé pour tout le monde, sauf pour les internautes qui réglaient leur boîtier pour désactiver le filtrage, non ?"

– "…. Oui… ?"

– "Et bien voilà, c'est très simple ! Puisque vous avez pu le faire pour la pub, vous pourrez le faire aussi pour les sites terroristes. On vous filera la liste établie par nos services".

– "Ok, mais ça va pas vous dire qui les visite, ça"

– "Tsss… Xavier… laissez-moi finir. Votre option là, vous savez qui la désactive, non ?"

– "Oui. Et bien voilà ! Qui va désactiver le filtrage des sites terroristes ? C'est ça qu'on vous demande, rien de plus. La DCRI se charge du reste. Et vous pourrez compter sur la reconnaissance du Gouvernement…"

Fiction ? Bien sûr. Mais pas si éloignée du danger qui menace. En décidant d'activer un filtrage par défaut de la publicité, sans même prévenir ses abonnés, Free démontre publiquement qu'un fournisseur d'accès à internet peut bloquer du jour au lendemain l'affichage de certains contenus, et exiger de l'abonné qu'il fasse lui-même la démarche de demander la suppression du filtrage.

Ce n'est pas grave, nous dit-on, puisque l'on peut désactiver. Encore faut-il avoir conscience que l'accès est filtré : Free n'en dit rien. Sans le ramdam médiatique auquel Numerama participe, et sauf quelques illuminés, aucun abonné n'en saurait rien. C'est pas grave, puisque c'est pour votre bien. C'est le même argument que celui qu'employait Brice Hortefeux pour justifier le filtrage sans contrôle judiciaire.

Par ailleurs, qui ira prendre la peine de modifier les paramètres d'un filtrage imposé par défaut ? La plupart de nos lecteurs sauront le faire, peut-être même certains le feront. Mais quid des M. et Mme Michu qui sont la grande majorité des quelques 5 millions d'abonnés de Free ? Même à considérer qu'ils voient un intérêt à désactiver un filtrage qu'ils n'ont pas l'impression de subir, sauront-ils trouver où et comment désactiver le filtrage ? Et auront-ils la main sur ce qui est précisément filtré ?

En 2011, nous avions déjà pointé du doigt les dangers d'un filtrage par défaut lorsque la proposition avait été faite de filtrer la pornographie par défaut chez les FAI. Notre réaction à l'époque était alors exactement la même qu'avec le filtrage de la publicité (et pourtant nous ne vivons pas de la pornographie…). Il s'agit de principes généraux qu'il faut faire respecter, pas d'intérêts particuliers qu'il s'agit de défendre :

Mais son idée est excessivement dangereuse pour la liberté d'expression et de communication, et la vie privée.

Quels seront les sites ou les contenus inaccessibles par défaut ? Se limitera-t-on aux seuls sites pornographiques, ou aussi à des contenus d'autre nature ? Quelle sera la liberté réelle de l'utilisateur qui devra téléphoner à son opérateur pour dire qu'il souhaite accéder à un site pornographique, nazi, ou d'incitation à la violence, même s'il en a des motifs parfaitement légitimes ? Les FAI se contenteront-ils d'un bouton "on/off", ou devront-ils aller dans le détail pour libérer l'accès catégorie de sites par catégorie de sites ? Les autorités pourront-elles connaître la liste de tous les utilisateurs qui ont demandé à accéder à telle ou telle catégorie de sites ? Le CSA, qui rêve de réguler Internet, se reposera-t-il sur un tel dispositif en interdisant la désactivation de certains filtrages ? Quelles seront les méthodes technologiques employées pour vérifier la nature du contenu consulté par l'internaute, et décider de son blocage ?

(…)

La proposition du député Calméjade démontre aussi toute la dangerosité potentielle de l'Hadopi, qui impose la sécurisation de l'accès à Internet sous peine de suspension. L'abonné qui demande la désactivation du contrôle parental activé par défaut par son FAI sera-t-il considéré comme coupable de négligence caractérisée si son adresse IP est utilisée pour pirater ?

Que répondra Free à Vivendi, lorsque la maison-mère de Canal+ demandera que The Pirate Bay soit bloqué par défaut, pour permettre à Free de distribuer ses films en VOD ou son bouquet CanalSat ? Que répondra Free à SOS-Racisme, lorsque l'association demandera que certains sites jugés racistes soient bloqués ? Que répondra Free à Bercy, lorsque le Gouvernement demandera à l'opérateur de bloquer par défaut l'accès aux sites e-commerce qui ne respectent pas telle ou telle réglementation ? La boîte de Pandore est ouverte et il sera très difficile de la refermer. Tout cela parce que Free a voulu faire pression sur Google. Si ce n'est pas de l'irresponsabilité, qu'est-ce ?

Rappelons enfin que l'ancien Gouvernement a lancé avec l'AFNOR un chantier qui prévoit d'établir un classement des FAI selon leur niveau de contrôle parental, c'est-à-dire selon leur niveau de service de filtrage proposé aux abonnés. Le fait d'activer le filtrage par défaut sera-t-il vu comme un bon point ? Espérons que non. A cet égard, la position affichée par Fleur Pellerin peut rassurer, mais elle demandera d'être confirmée. Par la loi s'il le faut.

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