C'est une guerre d'édition d'un genre nouveau qu'a vécu la version francophone de Wikipédia. La DCRI a cherché à obtenir la suppression d'une page début mars. N'obtenant pas satisfaction mais n'ayant pas non plus motivé sa démarche, la DCRI a alors décidé de faire pression sur un administrateur bénévole résidant en France pour l'obliger à supprimer le contenu. Et alors, l'effet Streisand se déclencha.

Jusqu'à cette semaine, la station hertzienne militaire de Pierre-sur-Haute était relativement peu connue du grand public. Certes, la version francophone de l'encyclopédie Wikipédia dispose d'une page qui est consacrée à cette installation, mais elle n'était pas vraiment fréquentée. Les statistiques sont là pour le démontrer : quelques dizaines de visites à peine sur les 90 derniers jours.

Bref, la station hertzienne militaire de Pierre-sur-Haute n'était pas un sujet très couru par les visiteurs et les participants. Jusqu'à aujourd'hui. Car en voulant faire le ménage sur l'encyclopédie collaborative, c'est-à-dire supprimer l'article, la Direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI) a involontairement jeté une lumière crue dessus et obtenu l'inverse de ce que le service de renseignements visait comme résultat.

L'atteinte au secret de la défense nationale

Les faits remontent au début du mois de mars. La DCRI prend contact avec la fondation Wikimédia en lui expliquant que la page française de l'article contrevient à l'article 413-10 du code pénal. Celui-ci expose que les atteintes au secret de la défense nationale sont punies de de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d'amende, ou trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende si négligence ou imprudence.

Ces sanctions, qui représentent les sanctions maximales qui peuvent s'appliquer à un accusé, soulignent le sérieux avec lequel le législateur a souhaité dissuader les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation. Le problème, c'est que "la quasi-totalité du contenu de l'article est relié à des sources accessibles au public", explique la fondation Wikimédia.

Après vérification, il s'avère même que l'article "correspond presque parfaitement" a une interview vidéo donnée par le commandant de ladite station à un journaliste. Celui-ci a même droit à une visite guidée de l'installation militaire. L'article ne va pas au-delà des informations contenues dans ce reportage ou des autres sources publiques, précisées en bas de page, ayant servi à sa rédaction.

Alors, quel est le problème ? Quel passage de l'article constitue effectivement une atteinte à la sécurité nationale ? La DCRI ne le dira pas. Le service "a refusé de fournir davantage de précisions et a réitéré son exigence de suppression de l'article entier". Or sans aucun élément venant justifier la demande de la DCRI, la fondation Wikimédia a refusé d'accéder à cette requête.

Des pressions sur un administrateur de Wikipédia France

Devant le refus du service juridique de la fondation Wikimédia, la DCRI change de tactique. "Visiblement mécontente" de ne pas avoir obtenu ce qu'elle désirait, elle a ciblé un bénévole résidant en France et possédant les droits d'administrateur pour l'obliger à supprimer la page en question. C'est ainsi qu'il a été convoqué le 4 avril dans les locaux du siège parisien.

Il a "été contraint de supprimer devant les agents l’article incriminé, sous peine d’être placé sur le champ en garde à vue et mis en examen, et ce en dépit de ses explications sur le fonctionnement de Wikipédia. Devant les pressions exercées, il n’a pu faire autrement que de s’exécuter et de prévenir les autres administrateurs qu’ils risquaient le même traitement en cas de restauration de l’article", raconte Wikimédia France.

Sur le bulletin des administrateurs, le bénévole a informé ses pairs en indiquant que "la remise en ligne engagera la responsabilité pénale de l'administrateur qui aura effectué cette action". Une mise en garde bien naturelle, mais qui n'a pas dissuadé un contributeur de remettre la page en ligne. Depuis, l'administrateur français ciblé par la DCRI s'est mis en retrait afin de se remettre de cet incident.

De son côté, Wikimédia France s'interroge les "méthodes expéditives" de la DCRI. "Contribuer à Wikipédia doit-elle devenir une activité risquée en France ? La DCRI n’a-t-elle pas larsenal juridique nécessaire pour faire respecter si besoin le secret militaire par des méthodes moins brutales ?" La fondation Wikimédia se mobilise également, notamment pour apporter un soutien juridique à l'administrateur si nécessaire.

Ce qui devait arriver arriva : l'effet Streisand

Évidemment, la tentative d'intimidation de la DCRI sur le bénévole et l'intervention sans nuance sur la page Wikipédia station hertzienne militaire de Pierre-sur-Haute n'allaient pas rester bien longtemps confidentiels. La page a reçu plus de 80 éditions en deux jours, ce qui a paradoxalement grandement amélioré sa qualité, en corrigeant les fautes, en ajoutant des informations et en structurant l'article.

C'est en tout cas bien plus que le nombre d'éditions (39) enregistrées depuis la création de l'article, le 24 juillet 2009 (et dont aucune nouvelle édition n'est survenue entre juillet 2012 et ces récents développements). Nonobstant le fait que la DCRI s'est réveillée un peu tardivement sur ce dossier, la page incriminée existant depuis bientôt quatre ans, le service de renseignements a également propulsé l'article sur le devant de la scène.

C'est le deuxième article le plus consulté, note un contributeur, devant des sujets comme Jérôme Cahuzac, la Corée du Nord, le Trône de Fer ou encore Harlem Désir. Pourtant, ces différents sujets font l'actualité nationale et internationale. La DCRI ne s'attendait certainement pas à un tel développement en s'attaquant à une structure dont, visiblement, le mode de fonctionnement lui échappe quelque peu

En outre, les bénévoles étrangers ont visiblement eu vent de cette affaire. Et que croyez-vous qu'il arrivât ? Ils ont créé des articles. En anglais, en allemand, en portugais et en catalan. Nul doute que d'autres suivront dans les heures et les jours à venir.

Par ailleurs, la directrice des programmes de Wikimédia France signale que trois administrateurs ont vu leurs droits temporairement révoqués afin de les préserver si jamais la DCRI voulait encore se prêter à de l'intimidation. Ces trois-là sont en effet particulièrement exposés, du fait de leur visibilité médiatique causée par les actions de promotion régulières entreprises en faveur du projet.

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