« Dans deux jours, c’est déjà mort. »
Laconique, la phrase nous échappe dès les premières heures du samedi 6 mai. Epluchés dans leurs très grandes lignes, les Macron Leaks ont révélé un petit quart de leur nature mais la sentence est déjà irrévocable : les documents ne présentent « rien à se mettre sous la dent. » Cela tombe par ailleurs plutôt bien que les dumps de mails ne présentent pas d’actualité sensible et capable de provoquer un scandale : à deux jours du premier tour, le traitement journalistique des documents était tout bonnement impossible à réaliser en France.
En effet tout semblait concourir pour que la presse ne puisse s’en saisir : des délais impossibles, une surprise en demi-teinte, le caractère douteux du document et enfin sa nature profonde : les Macron Leaks étant issus d’un piratage, et non d’un lanceur d’alerte, la posture journalistique doit être subtilement calibrée pour y répondre.
À l’heure où les semblant de fuites, les manipulations et les vraies révélations s’entremêlent jusqu’à la confusion, nous voulions comprendre les nouvelles méthodes des journalistes technologiques comme politiques pour traiter ce genre d’affaire.
Macron Leaks, En Marche se tait
Les rédactions n’avaient de toutes manières aucun espace pour interpréter les éventuels scandales contenus dans les documents, trêve électorale et course contre la montre obligent. Avant minuit, chacun tente d’envoyer sa missive avec la plus grande précision possible pour annoncer la nature et les enjeux des Macron Leaks. Durant le week-end, l’essentiel de la médiation assurée entre les citoyens et les Leaks a été assurée par une presse réactive et consciente des enjeux, malgré la difficulté du sujet.
Vite, l’idée qu’il n’y a rien à sauver du piratage d’En Marche devient commune et l’opinion est déjà prête à passer à autre chose. Qu’importent les Macron Leaks : un jeune homme rayonnant s’avance vers le Louvre avec détermination, faisant ainsi disparaître dans son sillage toutes les inquiétudes de l’élection.
Le Monde a fini par dévoiler en fin de semaine passée une large enquête réalisée par Pixels sur la nature du piratage, ses intermédiaires et ses responsables. L’affaire semble désormais réservée aux pages tech des journaux. Et pourtant, bien que piratés, dévoilés dans l’urgence et manifestement ourdis par des néonazis, les Macron Leaks existent et sont encore une excellente source d’information — à condition que l’on s’y intéresse.
Pour Perrine Signoret journaliste pour L’Express : « il est impossible d’hésiter quant au traitement, que le contenu des leaks soit intéressant ou non. » La jeune journaliste, qui a pris le dossier à cœur très tôt, signait la semaine passée un papier avec Antoine Terrel sur les méthodes employées par l’équipe En Marche pour contrer les attaques régulièrement subies par le mouvement. Le sujet est résolument technique et mérite une pédagogie attendue : Mounir Mahjoubi ayant donné quelques éléments à la presse anglo-saxonne, nous attendions de savoir comment le M. Numérique du Président avait préparé une menace informatique.
Toutefois, le magazine rencontre un problème, voire un blocage, au niveau d’En Marche qui ne souhaite pas confirmer les propos de M. Mahjoubi. Numerama, qui souhaitait travailler sur le même sujet, a également reçu une fin de non recevoir de la part de la même équipe. Des discussions avec différents confrères ont confirmé notre observation : il n’y aura aucun service après vente du côté du mouvement politique.
L’attaque a beau être la plus symbolique et la plus politique depuis une décennie, En Marche préfère que l’on retienne que M. Mahjoubi « a trompé les hackeurs ». Perrine Signoret partage un certain dépit : « Lorsque Mounir Mahjoubi a parlé des tentatives d’En marche pour déjouer le piratage, il y a tout de suite eu des affirmations dithyrambiques de type “le mouvement a déjoué les attaques”. On a parlé de l’opération comme d’un succès, on en aurait presque oublié que le piratage avait bien eu lieu… ».
« on en aurait presque oublié que le piratage avait bien eu lieu »
Et en effet, les échos qui nous viennent d’outre-Atlantique sont plutôt élogieux : Les hackeurs sont venus, mais les Français étaient préparés titrait le New York Times en référence à la mauvaise sécurité qui avait permis le hack du parti démocrate. La victoire informatique est célébrée aussi rapidement que la victoire politique : ni une, ni deux, il n’y a aucune question à soulever, En Marche a triomphé.
Et pourtant, à l’heure où le cyber-espace est devenu un champ de guerres politique, la capacité d’une organisation à résister aux pressions des hackeurs semble être un sujet au moins aussi important que sa capacité à organiser des meetings. Nous serions tentés de souligner que c’est même bien plus important. Et pourtant aucun des nombreux reportages sur la campagne Macron ne reviendra sur cet événement. Trop sophistiqués, trop numériques, trop russes, les Macron Leaks ne sont pas à l’ordre du jour, ni même les questions de sécurité informatique. Dommage.
L’information existe dans les Macron Leaks
Et pourtant, si l’on s’éloigne des pages technologiques et des experts, les Macron Leaks peuvent intéresser au-delà du périphérique des habitués des leaks. En effet, du côté des journalistes politiques, les milliers de mails et d’échanges entre les membres de la campagne sont vus comme une opportunité de creuser et raconter de « nouvelles histoires sur la campagne Macron, » comme nous l’explique Mathieu Magnaudeix, journaliste à Mediapart. Celui qui a suivi le candidat durant toute sa campagne précise qu’il voit un intérêt politique à ces leaks : « de nombreux éléments abordés dans certains échanges livrent des informations clefs si on parvient à les recouper, les vérifier et les expliquer au public. Je sais déjà que parmi ceux-ci, j’ai vu de nombreuses histoires qui ont un intérêt public et que nous publierons. »
Pour Mathieu Magnaudeix, il fallait, pour réussir la délicate utilisation de documents volés, laisser du temps aux enquêteurs et clarifier les premières intentions du leak. Une situation vécue par Mediapart à la fin de son Live avec… Macron. « Il était encore dans l’ascenseur de la rédaction, en train de quitter le bâtiment lorsque nous avons eu les premiers éléments qui laissaient entendre qu’une fuite massive de documents avait eu lieu. Réunis, nous comprenons que nous avons affaire à une sortie qui se fait à un moment très problématique, avec une volonté des pirates qu’il fallait déterminer rapidement. »
Laissant la main à ses collègues sur le déminage des leaks, le journaliste politique ne reprend le dossier qu’une fois la présidentielle passée : « Tant que nous sommes face à un nuage embrumé, il faut des semaines de travail, une situation avec laquelle Mediapart est à l’aise. Cela a été le cas des Football Leaks, de l’affaire Bettencourt ou de l’affaire Cahuzac. D’un point de vue éthique, nous commençons par nous assurer que notre travail est d’intérêt public malgré la nature confidentielle du document. » Un intérêt qui n’échappe pas à la rédaction qui s’apprête à publier ses premières histoires avec pour source… les Macron Leaks. « Après avoir investi un journaliste à temps plein durant une semaine sur les dossiers, nous nous considérons prêts à donner un contexte à l’information, la prouver et l’expliquer. »
« nous nous considérons prêts à donner un contexte à l’information, la prouver et l’expliquer »
La stratégie ne diffère pas radicalement chez Libération où David Carzon, directeur de la rédaction, a été l’un des premiers journalistes français à expliciter que les Macron Leaks seraient utilisés et investis par son quotidien. Le 7 mai, M. Carzon qui dénonçait les fake news qui accompagnaient les leaks précisait qu’il était criminel pour Libération de ne pas s’exprimer sur les Macron Leaks durant la trêve électorale — au risque de laisser l’information à des organes de propagande.
Un billet du directeur de la rédaction qui trouve un écho le 11 mai, lorsqu’il rédige un édito astucieusement nommé Faire le tri où il éclaire le lecteur sur les choix faits par Libération pour traiter cet étrange piratage : « Est venue une question sensible dont la rédaction de Libération a discuté longuement : devons-nous investiguer sur ces éléments de la campagne d’En marche et en publier certains le cas échéant ? Pour nous, la réponse est oui. »
Et David Carzon de poursuivre : « Pour la rédaction, il y a eu deux temps très différents, avec d’abord le traitement de la sortie du leak, répondant aux premières questions (d’où cela vient, qu’est-ce que cela contient, quels intérêts les leaks défendent…). Notre ligne éditoriale était alors clairement dans l’avertissement : les Macron Leaks ne devaient pas servir la manipulation, mais nous ne nous interdisions pas de les regarder. » Mais une fois l’élection passée, le travail de déminage bien débuté et le travail des journalistes politiques pouvait commencer. C’est pour cela que Libération n’a pas hésité à investir sept à huit personnes sur les Macron Leaks.
«En 4 à 5 jours d’enquête, nous avons pu réunir beaucoup de preuves qui nous manquaient pour élucider les mystères d’un financement record »
D’autant que le quotidien, en ne s’interdisant pas cette source, a trouvé un certain nombre d’éléments de réponse à une question souvent posée au candidat : le financement de sa campagne. M. Carzon explique, au sujet de la première enquête sortie dans Libération à ce sujet : « Nous avions déjà des journalistes depuis longtemps au fait de la question, mais l’équipe du candidat n’ayant pas apporté les réponses nécessaires, nous avons vu dans les leaks une opportunité. »
Et en effet, grâce au piratage de la boîte aux lettres du trésorier d’En Marche, les journalistes ont pu accéder à une foule de détails qui individuellement n’ont pas d’intérêt mais qui leur permettent tisser des liens entre plusieurs sujets pour arriver à des conclusions. « En 4 à 5 jours d’enquête, nous avons pu réunir beaucoup de preuves qui nous manquaient pour élucider les mystères d’un financement record. Il a fallu ensuite — et que ce soit un leak ne change pas notre méthode — recouper et vérifier. Nous avons finalement attendu l’aval de nos avocats et enfin, nous avons publié. »
Enquêter à l’ère du piratage
Les Macron Leaks, morts et enterrés ? Pas pour ces rédactions qui comptent aller jusqu’au bout du défi posé par l’actualité. Toutefois, dresser un panel des rédactions engagées à travailler une matière que certains jugent ignobles — une source est une source — souligne quelque peu le périmètre réduit dans lequel les Macron Leaks sont traités.
Il semble demeurer une gêne très française lorsque l’on touche à une source provenant d’un piratage — un malaise journalistique qui apparaît anachronique à l’heure où leaks et lanceurs d’alerte ont tendance à se confondre dans un brouhaha volontiers désagréable. Du côté d’En Marche, nous ne pouvons nous étonner d’un silence exagéré sur le sujet : après tout, le même silence a été opposé à Mediapart et Libération sur la question du financement… jusqu’à l’ouverture des leaks.
Ce dimanche, Daniel Schneidermann, justement dans Libé, nous invitait à regarder les faces cachées de la communication pour saisir les enjeux et mécanismes profonds du système Macron qui s’apprête à diriger le pays. En faisant référence aux diverses images quasi mythologiques qu’imposent la télévision aux esprits à propos du nouveau président, le chef de file d’Arrêt sur Images écrit : « Plus l’image sera belle, plus il faudra chercher le hors champ. »
Les Macron Leaks seraient-ils le premier hors champ que nous devons fixer ?
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