Mise à jour 17 mai 2018 : Nous remontons cet article à l’occasion de la Journée internationale contre l’homophobie et la transphobie.
En 2014, la tech fait un pas de géant grâce à la voix d’un homme, Tim Cook. Le nouveau patron d’Apple qui endosse alors un des rôles les plus regardés de la tech mondiale réalise son coming out, sans faux-semblant et avec un message clair. La presse anglophone salue le geste et pour la première fois depuis longtemps, un modèle gay émerge parmi les géants de la tech.
Apple et Google, au détour des années 2010, commencent de manière quasi synchrone à communiquer en interne en direction de LGBTQI pour assurer, dans un milieu très masculin, une bonne ambiance de travail pour chacun et également dans leurs communications publiques.
Un long chemin d’Alan Turing à Tim Cook
Cette évolution des géants de la tech ne s’est toutefois pas faite? d’un tournemain. À ce titre, la figure d’Alan Turing cristallise de bien des manières l’invisibilisation que connaissaient les gays dans un milieu trop longtemps exclusivement hétérosexuel.
Ce mathématicien anglais du XXe siècle, inventeur du premier ordinateur et génie aujourd’hui incontesté, a lutté pour être reconnu comme homosexuel dans une Angleterre puritaine. Il est ostracisé par l’intelligentsia et est traité pour ce qui est alors considéré comme un trouble, malgré sa volonté. Il subit plusieurs années durant un traitement à base d’hormones censées le castrer chimiquement. Il finira par se suicider en 1954.
la libération sexuelle et l’avènement de l’ordinateur feront de Turing une légende
Il faudra attendre les années 1970, la libération sexuelle et l’avènement de l’ordinateur pour que Turing devienne une figure, une icône et une légende. Toutefois, par-delà les exemples illustres et les stars de la machine, que dire aujourd’hui des différents milieux professionnels qui chevauchent la technologie ?
Rappelons-le, en France, ces milieux restent très masculin et la diversité n’y est pas exemplaire. Est-ce une raison de penser que tout va mal ? En ce jour de lutte mondiale contre l’homophobie, nous avons souhaité mettre en avant des voix, venant de générations différentes, des startups en vogue comme des plus modestes structures, des dev frontend comme des journalistes tech, qui ont un seul point commun : être sexuellement différent au milieu des geeks.
La première étape professionnelle, souvent la pire
Lorsque l’on demande à nos témoins s’ils sont tous out dans leur milieu professionnel — comprenez : ouvertement gay ou lesbienne — il semble apparaître parfois comme une fracture entre les plus jeunes, récemment entrés dans le monde du travail, et ceux qui s’inquiètent finalement moins pour leur place et leur salaire. Et aussi prosaïque que cette remarque puisse paraître, elle se vérifie particulièrement du côté des jeunes arrivants qui sont nombreux à ne pas déclarer leur identité pour se protéger dans des structures parfois complexes. On pense notamment aux SSII, les entreprises de services, où l’emploi de chacun est plus précaire et plus exposé à des évolutions brusques.
« Avant j’étais en SSII donc je fermais ma gueule »
Ainsi, Jérôme, pas encore la trentaine, explique qu’il a attendu son premier poste dans une plus petite structure pour se mettre au clair avec ses collègues : « Avant j’étais en SSII donc je fermais ma gueule. Désormais, la boite où je suis ne comptait que 40 employés quand je suis arrivé. Au début je n’ai rien dit, puis les développeurs m’ont tanné avec l’humour rugbyman donc j’ai fait fuiter l’info, et ils ont fait gaffe. Maintenant ça fait 5 ans, ce n’est même plus une info, je parle de mon copain aux nouveaux et ça suffit à clarifier. »
En revenant sur son expérience dans une grosse entreprise de services, le jeune homme se réjouit d’avoir quitté la structure : « Là, en étant directement employé par la boite, je me sens protégé donc je peux mettre le holà si une blague ne me plait pas… » Ce qui n’a pas pas forcément été le cas auparavant, lorsque les « enculés ! » fusaient, confie-t-il.
Les « enculés ! »fusaient
Ce regard sur une entrée dans le monde du travail parfois délicate est confirmé par Clément, 30 ans, administrateur système. Bi et en couple avec une femme depuis longtemps, le jeune homme a pris son temps pour s’ouvrir à des collègues parfois indélicats. Il explique : « Je suis out dans mon dernier job que j’ai depuis 4 ans environ, mais ce n’était pas le cas avant. Le climat d’homophobie/biphobie ordinaire m’en a longtemps empêché (« c’est un truc de tapette » et autres clichés), en plus de restes de « honte » venant d’années de moqueries du lycée. »
Mais aujourd’hui, depuis qu’il a évolué professionnellement, le sysadmin se sent plus libre : « L’ambiance me semblait plus ouverte, avec une acceptation plus grande des styles vestimentaires, attitudes, tatouages, etc. et j’étais donc plus en confiance. » En rejoignant une entreprise dont la moyenne d’âge est plus basse que dans son ancien gagne-pain, le jeune homme trouve un milieu plus tolérant.
Ce coming-out, longuement muri, est alors le fruit d’une forme de rejet de la solitude : « Je me sentais très seul. En tant que bi homme en couple avec une femme depuis longtemps, l’hétéronormativité est la règle, si quelqu’un t’as vu en couple avec ta compagne, tu es hétéro dans la tête des autres. C’est un problème très spécifique aux bi, je l’accorde. Je me suis donc dit qu’en étant ouvert là-dessus, ça pourrait peut être donner à d’autres le coup de pouce dont j’aurais bien eu besoin. »
Aujourd’hui, malgré quelques résistances et de drôles de remarques, Clément se sent bien plus à l’aise chez l’hébergeur pour lequel il travaille, il dit : « Les préjugés du type « Ah ben je vais garder le dos au mur » sont courants, et blessant. Mais je trouve que dans l’ensemble les choses vont dans le bon sens et la tech me semble être un milieu finalement assez ouvert. »
Où le bât blesse
Plus âgé, Anthony, 31 ans, travaille lui depuis huit années dans l’industrie du jeu vidéo. Un autre milieu de la tech qui a ses folklores et ses conservatismes mal placés, ce qui n’empêche pas le narrative designer d’être out, une motivation aussi militante et que personnelle.
Et s’il n’a jamais subi ce qu’il appelle une insulte volontaire, le jeune homme a dû clarifier certaines règles avec des collègues hétérosexuels souvent maladroits : « J’ai très vite appris à ne pas laisser passer les petites remarques homophobes, sexistes. Un collègue saluait notre équipe tous les matins par un « salut les pédales » ; un autre passait son temps à comparer un personnage à une « tapette » pour décrire ses faiblesses. Comme ça devenait très lourd, j’en ai parlé à mes RH, puis j’ai demandé à parler aux personnes concernées. Ils ne voyaient pas où était le mal. Ils disent « ah merde » un peu penaud, suivi par « mais je ne suis pas homophobe » et puis seulement après « désolé si je t’ai blessé. » »
« Salut les pédales »
La situation aurait du s’améliorer, mais en réalité, après avoir voulu changer les attitudes de ses collègues, Anthony a été un peu marginalisé. Une situation qu’il imagine être proche de celle des femmes dans l’industrie : « Une fois que tu t’engages sur cette voie et que tu reprends les gens, tu passes très vite pour un casse-couilles. Les féministes doivent vivre quelque chose d’à peu près similaire, toute proportion gardée. Cela montre qu’avant tout ce milieu est très viriliste, très macho, très « vestiaire. » » Avec l’ambiance, vient les petites blagounettes pas très distinguées. On peut réussir à faire comprendre que cela choque et gêne. Généralement on tombe sur la fameuse « nan mais je déconne », mais le mal est fait. »
Yann, 25 ans, a connu lui une situation bien plus difficile que tous les témoins cités plus haut. Lorsqu’il arrive dans une grosse entreprise, un éditeur de logiciels pour les concessions automobiles, il découvre un milieu très fermé.
La moyenne d’âge de son service, où les trentenaires étaient considérés comme jeunes, semble pour le jeune homme une des explications qui ont mené à l’intolérance qu’il a subi : « J’ai fait deux épisodes dépressionnaires en un an à cause de la culpabilité de mentir sur ma vie lorsque je travaillais dans la grande entreprise. Les remarques homophobes étaient plus présentes à ce moment là. Ce n’était pas le plus souvent à mon égard (j’étais nouveau et dans le placard) mais envers d’autres gays outés. La blague était de faire allusion aux hommes qui se rendaient au service où ils travaillaient qu’ils risquaient de se faire agresser sexuellement ; ou de se gausser dès que le camion de livraison « DPD » était garé en bas de l’immeuble… »
Le devoir de mentir, d’esquiver les questions sur les week-ends, sur la vie personnelle… cela pèse sur le quotidien
Les blagues isolent le jeune homme qui a alors bien du mal à trouver sa place. Le devoir de mentir, d’esquiver les questions sur ses week-ends et sa vie pèse sur le quotidien de Yann qui démissionnera en grande partie à cause de cela. Aujourd’hui en startup, avec une équipe réduite et des collègues plus jeunes, le garçon se sent plus en sécurité : « J’ai remarqué un changement en passant d’une grosse boite (~200 personnes) à une startup (10 personnes). Beaucoup plus de proximité et de sentiment de sécurité, ce qui aide. Maintenant au lieu d’évoquer directement mon homosexualité j’évoque mon compagnon au détour d’une conversation et en général ça passe, pas de question. »
Les témoignages semblent tous s’accorder sur une forte fracture entre les générations. Au contact des éléphants de la tech française, l’homosexualité devient plus tabou.
Une idée qui sera étoffée par le constat d’un journaliste, de longue date dans le milieu de la tech. Lui qui n’a jamais tenu à faire son coming out se souvient d’une époque où les confrères pouvaient appeler, en off, une mauvaise technologie, « un truc de pédé ». L’anecdote est presque sans importance mais dit quelque chose de profond sur la presse tech, très masculine.
Le journaliste n’est pas tendre avec ce constat : « Le milieu de la tech, et la presse tech, est un monde de mecs. Y’a que ça. Des mecs avec des mecs ça donne une ambiance machiste à deux balles ou des propos homophobes peuvent fuser et fusent. Je me souviens que lors de l’un de mes premiers voyages de presse on m’a dit « Tu vois XXX ? Si tu te demandes pourquoi on l’a pas vu de la semaine, c’est parce qu’il fait la tournée des bars gays ! » Ça refroidit. »
« Tu vois XXX ? Tu te demandes pourquoi on l’a pas vu de la semaine ? C’est parce qu’il fait la tournée des bars gays ! »
Autre voyage de presse, autre anecdote : « Je repense à une histoire où un confrère était venu accompagné de son mec à un voyage de presse et l’avait présenté comme « un ami de longue date visitant la ville ». » Tout était dit.
Et si vos différences étaient une force d’innovation ?
Fanchon, 27 ans, est professeure de code et cofondatrice d’une startup dispensant des cours de programmation, elle a également un regard particulier sur ce petit monde. En tant que femme et lesbienne, elle est passée à travers différentes épreuves. Aujourd’hui, la jeune femme confie ne plus laisser de place au doute sur sa sensibilité amoureuse, notamment parce qu’elle a trop souffert de ce qu’elle appelle le mensonge par omission : « Qand les autres peuvent à la pause déjeuner se fendre d’un : « ce week-end avec mon copain/ma copine on a fait ça » ; toi tu t’étrangles de ne rien pouvoir dévoiler. »
Encore une fois, ce qui a tout changé pour Fanchon, cela a été l’expérience startup. Elle explique : « Il m’est difficile de mentir dans le cadre de ma startup, dans la mesure où je suis co-fondatrice je me vois mal dissimuler cette partie de moi à mon associé. On dit souvent que s’associer c’est un peu se marier, pas de secrets ! »
Aujourd’hui, cette singularité lui donne une forme de force supplémentaire : « Dernièrement, à la Mutinerie (bar lesbien parisien) j’ai rencontré la responsable de Lesbian Who Tech Paris. Je suis pas nécessairement impliquée dans le milieu homo, même si j’ai milité pour le mariage pour tous en 2012, mais j’ai envie de me dire que ce que j’ai intériorisé pendant longtemps pouvait être une force. La preuve ? On fait même du networking pro quand on va boire des verres ! »
« J’ai envie de me dire que ce que j’ai intériorisé pendant longtemps pouvait être une force »
Cet optimisme LGBT se ressent auprès des différents profils interrogés. L’idée que les choses s’arrangent semble très ancrée dans les esprits, notamment pour les plus jeunes évoluant dans des startups ou des petites structures. Et comme Fanchon, Anthony transforme son truc en plus en force : « Dès que possible, j’essaye d’intégrer des personnages LGBTQ ou en tout cas de soulever des questions au niveau du design. »
Lui qui évolue dans le divertissement se risque même à déclarer que l’air du temps est avec lui : « La chose plus frappante c’est que ces idées sont de plus en plus acceptées… car dans l’air du temps. Même si c’est avec une arrière-pensée plus mercantile qu’autre chose, on sent que les temps changent. Les gens vont accepter avoir des personnages gays, lesbiens, queer, noirs, musulmans, etc. parce que la diversité, ça fait cool, ça fait vendre. »
Ce qui compte, pour lui comme beaucoup d’autres LGBTQI de la tech, c’est que sa génération essuie les plâtres maintenant, afin que « les générations futures grandissent avec des modèles variés, divers, ouverts… et ça ne peut qu’être une bonne chose. »
Et peut-être même que le prochain Turing pourra vivre sa vie comme il (elle) le souhaite.
Cet article a été initialement publié le 17 mai 2017.
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