Nous sommes au début du mois d’août 2016, l’affaire du piratage du DNC (la plus haute instance du Parti démocrate) a déjà explosé et emporte avec elle les médias américains. Depuis la Maison Blanche, Barack Obama voit s’approcher la fin de son mandat avec la difficile élection de 2016 qui se préfigure pour le camp démocrate. Ce jour-là, une enveloppe arrive au 1600, Pennsylvania Avenue.
La carte postale envoyée par la CIA s’adresse à un unique destinataire : Obama lui-même. Livrée avec des instructions très précises, « eyes only » dans le jargon de l’administration, la missive ne peut être ouverte que par quatre personne dans tous les États-Unis, le POTUS et au maximum trois haut gradés en poste auprès du chef d’État. La procédure est exceptionnelle car le contenu l’est tout autant, selon le Washington Post, qui a dévoilé ce week-end la longue histoire de cette enveloppe.
Plongée dans les coulisses de la (cyber)guerre diplomatique secrète entre Barack Obama et Vladimir Poutine avant, pendant et après l’élection présidentielle.
Un été russe à la maison blanche
Dès août, la CIA prévenait en effet le locataire du bureau ovale que le Kremlin était bien à l’œuvre pour déstabiliser les élections américaines. Pour l’agence américaine, aucun doute n’est permis : Vladimir Poutine est directement lié à la cyber-campagne protéiforme menée par des forces russophiles à l’encontre de Hilary Clinton, et plus généralement, à l’encontre des États-Unis.
Car à l’époque, Washington ne veut pas croire à une victoire possible de Donald Trump et l’influence russe semble servir à décrédibiliser les institutions américaines dans une période de tensions internationales.
Lorsque l’enveloppe de la CIA arrive sur le bureau d’Obama, les preuves se sont déjà multipliées : les hackers liés au Kremlin — APT-28 et autres Guccifer — rôdent autour des infrastructures politiques nationales, Partis démocrate et républicain, depuis plus d’un an déjà. Et entre-temps, les choses sont allées très vite, le Kremlin laissant peu de répit aux Américains.
Début juillet, le bureau fédéral commence à regarder de plus près l’amitié étonnante des proches de Trump avec la Russie. L’affaire s’accélère et se politise. Puis, le 22 juillet, clou du spectacle, c’est une pluie de mails, procurée par Wikileaks, qui finit de crédibiliser la suspicion des services secrets à l’égard du Kremlin.
Mais à la Maison Blanche, les proches du chef d’État sont prudents. La nouvelle venue de Langley doit patienter, elle ne sera pas présentée au brief quotidien du président, où l’on trouve trop de proches sans accréditation. Les mesures de précautions prises pour ouvrir cette missive rappellent celles de la traque de Ben Laden, selon les observateurs habitués de la maison. Tout est alors prévu pour que le minimum de personnes soit mis au courant : Obama ouvrira l’enveloppe dans la Situation Room, la consultera et la renverra directement à l’expéditeur, comme le veulent les règles de discrétion de la CIA.
Là, ce qu’on appellera l’affaire russe débute véritablement.
Ce qui était supputation et prudence états-unienne devient contre-attaque et défense, dans le secret de la Maison Blanche. Les services secrets ne sont d’ailleurs pas encore d’accord entre eux : le FBI qui scrute l’équipe Trump n’aboutit naturellement pas aux mêmes conclusions que l’agence de Langley qui elle, semble sûre d’elle dès ce mois d’août 2016. Les conclusions de la CIA deviendront en effet déclassifiées et partagées par l’ensemble de la communauté du renseignement seulement en janvier 2017 avec la parution de la note du DNI (Directeur des services secrets) sur l’influence russe (PDF).
Chicken game diplomatique : jeu à sommes non nulles
Durant les quatre mois qui séparent la première missive de la CIA et la note finale du DNI, la Maison Blanche a mené sa guerre secrète contre le Kremlin. En vain. À ce moment-là, c’est un véritable chicken game qui s’installe entre Poutine et Obama, les deux avançant certes à couvert, mais sans qu’aucun des deux protagonistes n’ignore l’objectif de l’autre.
En théorie du jeu, le chicken game est fascinant, on le traduit parfois par le dilemme du prisonnier en reprenant l’énoncé de Tucker — qui illustre cette situation sans qu’il soit exactement identique. Il s’agit donc du dilemme de la poule mouillée. D’un côté, nous avons Obama qui sait que Poutine travaille à faire basculer l’élection américaine, de l’autre Poutine qui sait qu’Obama l’observe et se prépare à riposter sévèrement. Le premier qui flanche (en arrêtant les menaces) fait gagner l’autre mais si aucun des deux ne cède, les deux perdent. Enfin, si les deux cèdent, personne ne gagne.
C’est finalement en Chine, en septembre 2016, un peu moins d’un mois après la réception de l’enveloppe de la CIA, que le premier tour de jeu à découvert s’opère entre les deux chefs d’État. Pour la première fois, ils se retrouvent dans la même pièce alors que leurs cartes sont posées sur la table : Poutine a déjà frappé le DNC et Obama a en mains une multitude de sanctions économiques comme politiques à l’encontre de la Fédération de Russie.
« Nous savons ce que vous faites et vous feriez mieux d’arrêter »
C’est sous le soleil de Hangzhou, pour le G20, auprès des leaders mondiaux, que la rencontre explosive a lieu. Accompagné seulement de ses interprètes, Obama s’enferme avec le président russe. Selon une source du Washington Post, l’Américain se montre alors clair : « Nous savons ce que vous faites et vous feriez mieux d’arrêter » aurait glissé à son homologue le POTUS.
Poutine aurait alors feint, de nouveau, l’ignorance : il demande à Obama des preuves et balaye les accusations, précisant qu’il y voit une interférence américaine dans ses propres affaires nationales. Le président américain se retrouve de nouveau bloqué par le chicken game posé par le Russe ; nous sommes alors encore trois mois avant les élections et la partie vient de débuter.
Après la rencontre avec Poutine, Obama profitera de son intervention à Hangzhou pour menacer son homologue qui est alors le seul à comprendre qu’il est ciblé par les propos de l’Américain. Devant un parterre de diplomates, le POTUS se félicite de sa force d’attaque : « Nous avançons dans une nouvelle ère dans laquelle un certain nombre de pays ont des capacités significatives… menace-t-il subtilement, Honnêtement, nous avons plus de capacités que n’importe qui d’autre, à la fois en matière de d’attaque et défense. » Le message est passé, mais Poutine feint l’indifférence.
Le Russe est alors protégé par le dilemme de Washington : les service secrets sont immobilisés par l’élection. Les risques révélés par le FBI en matière de piratage des systèmes électoraux par les Russes plonge l’élection dans un chaos anticipé, les services sont alors entièrement mobilisés à garantir la sécurité d’un système vulnérable. Et bien que la Maison Blanche invente de nouvelles sanctions à chacune des réunions secrètes tenues en Situation Room sur la stratégie russe, aucune n’est mise en place directement.
En effet, on apprend que l’armée va se résigner à ne pas envoyer de flotte dans la Baltique, une sanction imaginée alors, et que les services secrets vont préparer, sans la lancer également, une cyber-attaque capable de frapper l’ensemble des réseaux russes.
Dans la Situation Room, où les réunions sont devenues régulières comme lors de la traque de Ben Laden, les Américains ne parviennent pas à tomber d’accord sur un premier mouvement.
L’administration sait alors qu’il y a deux dangers à contrer : premièrement, si les services secrets sont politisés par Obama, ils perdront en crédibilité pour assurer la sécurité de l’élection, et deuxièmement, les Américains ne sont pas certains d’avoir découvert l’ensemble de l’armada de Poutine. Le pire pourrait encore être à venir. Tout le monde a alors les yeux rivés sur le rapport qui confirme l’intrusion russe dans les systèmes électoraux de 21 États.
Dans ces conditions, l’administration semble bloquée. Ajoutons à ce jeu à sommes nulles l’idée populaire à Washington que Clinton a déjà gagné, et nous avons l’équation impossible d’Obama, celle qui le mènera à ne pas sanctionner la Russie avant décembre, une fois l’élection passée. La menace est alors présente certes, mais si les américains frappent, elle peut exploser.
À quelques jours de l’élection, les lignes se raidissent
Le 31 octobre, à quelques jours de l’élection, Washington tente un nouvel avertissement. Sur la ligne ultra-sécurisée dédiée qui relie le Kremlin et la Maison Blanche, à l’origine créée pour les menaces nucléaires, les Américains expliquent avoir découvert des activités malicieuses dans les systèmes électoraux provenant de serveurs russes, ajoutant que n’importe quelle interférence serait inacceptable et sanctionnée. Le Kremlin n’accusera la réception du message sur la ligne d’urgence que le lendemain, balayant directement les accusations.
« Pas maintenant » est la ligne officielle de l’administration américaine avant les élections
L’administration américaine qui vit depuis des mois dans la menace se résigne. Ceux qui tentaient encore de défendre une sanction rapide contre la Russie désespèrent. Le dernier a entrer dans cette course ? Le très influent John Kerry. Alors qu’il avait montré beaucoup de patience avec les Russes à cause des accords syriens, le secrétaire d’État avance, dans les derniers jours de la campagne, un action memo en octobre.
Le secrétaire y détaille un ensemble de mesures punitives à l’encontre de la Russie. Sachant que le Président Obama s’est montré clair quant aux sanctions avant le vote, Kerry précise que son mémo est à exécuter dès que les bulletins sont comptés. Néanmoins, même là, l’administration refuse d’engager les discussions. « Pas maintenant » aurait conclu un officiel.
Enfin, le jour de vote arrive en novembre. Après cinq mois de tension extrême entre Moscou et Washington, l’élection se déroule sans encombre technique. Aucune preuve de dysfonctionnement n’est trouvée, et aucun hack ne perturbe ce 8 novembre. Le scrutin deviendra historique pour ses résultats davantage que pour son déroulement.
C’est l’élection de Donald Trump qui est le vrai choc pour l’administration. Même sans hack, la partie de chicken game a été perdue.
De cette lourde défaite, dont les ressorts ne sont pas encore tout à fait élucidés, l’administration Obama tire une seule leçon : la cyber-guerre est devenue absolument prioritaire.
Les sanctions à l’encontre des Russes sont trouvées facilement une fois que les premiers rapports commencent à être déclassifiées par les renseignements, et ce malgré l’opposition politique du camp Trump qui voit dans ces accusations portées à l’encontre des Russes des attaques indirectes sur sa propre légitimité. 35 diplomates sont renvoyés du sol américain et deux dépendances russes sur le sol américain sont fermées. Il s’agit pour l’une d’un bâtiment du renseignement russe officieux.
Vers l’émergence d’un équilibre de la cyber-terreur ?
Mais ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg conçu par les démocrates. Ce qu’il faut retenir de ces derniers jours d’Obama à la Maison Blanche se trouve du côté du nouveau programme qui germe à Langley, en collaboration avec la NSA et le cybercommandement américain.
Les Américains procéderont à une cyberattaque sans conséquences pour la Russie au lendemain des élections afin de rappeler aux Russes l’étendue du pouvoir américain, commente-t-on alors. Ensuite, Obama posera sa signature sur l’acte créateur d’un programme de cyber-armes consolidé par la NSA, la CIA, et toujours, le cybercommandement.
Ce programme aurait pour objectif le développement de cyber-armes, conçues comme des micro-codes disséminés dans les infrastructures réseaux russes par la NSA. Ces implants seraient actionnables à distance et pourraient, selon les sources du Washington Post, mettre hors d’état des infrastructures de première ordre pour l’État russe. Un officiel glisse que ce sont des armes pouvant causer « souffrance et désorganisation ».
La mise en place de ces armes est un vrai pas en avant dans la course au cyber-armement pour les États-Unis. Certains y voient le risque d’une nouvelle escalade de l’armement et d’une prolifération des cyber-armes.
« souffrance et désorganisation »
Les officiels américains ont par ailleurs demandé une expertise légale sur le programme, afin de certifier ses effets et sa compatibilité avec les traités internationaux. Toujours selon le quotidien de la capitale américaine, les retours auraient été positifs, l’expertise ayant conclu que ces nouvelles armes proposaient une réponse proportionnée aux éventualités des attaques russes.
Les Américains peuvent donc jouer sur le même terrain que la Russie : pour ne plus jamais se retrouver à revivre les quatre mois durant lesquels Obama savait qu’il était dupé, sans pouvoir s’extraire de la situation.
Aujourd’hui, ce nouveau programme de cyber-arme est toujours en cours. Avec des objectifs importants et une gestion sur le long terme des conflits, le programme secret est également indépendant. En effet, méfiante, l’administration a libéré cette cyber-armée de l’ombre des approbations de la Maison Blanche : même si Trump le souhaitait, il ne pourrait pas cesser la course américaine au cyber-armement.
À cyber-armes égales, les puissances rêvent de sécurité
Ces quatre mois de tensions secrètes ont en réalité durablement façonné la stratégie américaine en matière de cyber-défense. Et malgré l’illusion de sérénité que distillait un Obama sur le départ, l’angoisse des derniers mois de sa présidence semble faire revenir la Russie et les États-Unis à un statu quo familier, celui de l’équilibre de la terreur. À cyber-armes égales, les puissances rêvent de sécurité.
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