Bientôt, il nous faudra prétendre que nous nous lavons tous en maillot de bain, comme cette femme qui fait la promotion d'une pomme de douche en sautillant joyeusement sur un pied — ce qui n'est jamais conseillé sur un sol mouillé. Et il faudra éviter de diffuser toute image ou tout propos qui rappelle un peu trop explicitement que l'acte sexuel entre un homme et une femme, ce ne ne sont pas des prises électriques qui s'emboîtent, mais bien un homme et une femme.
Parce qu'ils dominent outrageusement Internet en ayant donné naissance à la quasi totalité des géants commerciaux du web, les Américains qui font partie des plus croyants au monde ("In God We Trust") ont imposé au reste du monde leur idée aussi puritaine qu'absurde qu'il faut cacher à la vue des Hommes ce que Dieu leur a pourtant donné (mettez derrière le terme "Dieu" ce que vous voulez, du grand créateur originel au hasard ordonné de l'évolution darwinienne).
Google, Apple, Amazon, Yahoo, Microsoft, Facebook, Pinterest,… tous sont nés dans cette même culture qui accepte l'artificialité des armes et de l'argent mais refuse le naturel du sexe. Et tous, parce qu'ils sont quasiment incontournables sur Internet, imposent désormais cette vision prude, extrémiste, au reste du monde, par la voie sacrée du contrat. Le contrat, cette nouvelle bible où figure systématiquement un verset sur l'interdiction de la nudité totale ou partielle dans les services en ligne.
Sortez des gonds et vous serez aussitôt châtiés, à l'instar du dessinateur excommunié de Facebook pour avoir montré Adam et Eve dans leur plus simple apparence, du marchand de BD contraint par Apple à censurer ses auteurs, de l'amateur de photographies qui ne peut montrer des portraits nus sur Pinterest, des écrivains censurés par Amazon pour quelques pages trop crues, etc., etc.
Toutes les sociétés dites "civilisées", par opposition aux sociétés tribales, ont adopté comme règle sociale l'idée qu'il fallait en partie cacher le corps humain. La longueur et la place du tissu dépendent des lieux et des époques. La France de l'après-guerre ne tolérait pas la vue d'un genou féminin, celle des années 1980 trouvait banal de montrer des seins nus dans les publicités TV avant le journal de 20 heures. La Turquie de l'empire byzantin était bercée sous les fresques d'hommes nus, celle de l'empire ottoman commençait à mettre des voiles sur les têtes des femmes. Ce qui nous choque aujourd'hui ne nous choquera plus demain, ce qui ne nous choquait pas hier nous choque aujourd'hui. Les moeurs évoluent, les sensibilités également.
Mais si les moeurs ont pu évoluer, c'est parce qu'elles n'obéissaient à aucune autre règle que celles du ressenti commun. Il s'agissait de règles morales, parfois religieuses, rarement de règles juridiques. L'outrage aux bonnes moeurs, en tant que règle pénale, n'est définie que par l'interprétation du juge, au moment où il juge, dans l'époque où il juge.
Or le contrat précis rédigé par les juristes américains est devenu une manière de figer la règle morale dans le temps, de la faire appliquer, et de l'imposer au monde entier grâce à la position hégémonique, de fait incontournable, des pudibonds numériques. Numerama l'a subi avec la tentative par Google de censure d'une photographie d'art montrant une femme à moitié nue. Il nous avait été demandé de supprimer cette photographie pour conserver le droit d'accès à la régie publicitaire de Google, qui interdit par contrat de publier (entre autres) des photos de "nudité habilement dissimulée".
Après avoir fait part de notre refus de céder au chantage, Google avait finalement révisé son jugement, et rouvert notre compte Google Adsense.
Mais voilà qu'il revient à la charge. "Cette réactivation n’est que temporaire", nous a finalement fait savoir Google, qui précise que "notre équipe responsable du contrôle du règlement évaluera votre site de nouveau dans quelques semaines". Or Google a déjà décelé deux autres exemples de pages (sur plusieurs centaines de milliers d'URL de Numerama…) pouvant poser problème à ses yeux :
- Cette référence d'un livre sur le tantrisme, dont la couverture a le malheur de montrer des mains posées sur un dos nu, et le haut d'une raie des fesses (est-ce pire que les vidéos de massages érotiques publiées… sur YouTube ?) ;
- Ce sujet du forum sur le blocage de la pornographie en Grande-Bretagne, illustré par une image montrant un couple en plein acte sexuel, dont toutes les parties intimes et même le baiser langoureux sont soigneusement cachés par des drapeaux britanniques).
Ces deux exemples justifient selon Google de menacer à nouveau Numerama de supprimer son compte Google Adsense.
Absurde.
Ridicule.
Grotesque.
Et pourtant bien réel.
Il est temps que les gouvernements européens, qui s'inquiètent de la perte d'indépendance de l'Europe face aux géants américains sur Internet, prennent conscience que le sujet majeur n'est pas économique. Il est culturel. Il est la défense d'une liberté d'expression. D'une souveraineté de pensée.
C'est ici la possibilité de parler de sexe et même d'en montrer, de façon soft mais pourquoi pas même explicite si c'est justifié, sur Internet. Mais de quoi d'autre, de plus fondamental, s'agira-t-il demain ? Quelles seront les règles juridiques et morales imposées par contrat par les prestataires de services incontournables ? Quelles seront les auto-censures que s'infligeront les internautes pour éviter la sanction contractuelle ?
Il temps, grand temps, que le débat s'ouvre !
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