Lorsque Liu Xiaobo décède le 13 juillet 2017, le monde est en deuil.
Aux quatre coins du globe, des spécialistes et des démocrates se succèdent pour rendre hommage à cet universitaire brillant, poète triste, ancien déporté et dissident politique menacé par le communisme autoritaire de Pékin.
Pourtant, en Chine, sur ses terres, l’indifférence plane.
Pas d’hommage ni d’articles dans les journaux. Les proches de Xiaobo se verront réunis autour du corps de l’homme lors d’une cérémonie sinistre, interdite au public et sous la coupe des forces de l’ordre. Au point que Le Monde parle alors d’une incinération kafkaïenne, rappelant, c’est vrai, les dernières lignes fulgurantes du Procès.
Ici, K. est devenu X., lui aussi écrasé par l’absurde technocratie du pouvoir autoritaire du Parti Communiste.
« Qui est Liu Xiaobo ? »
Xiaobo, rappelons-le, était enfermé par le régime. Il est de fait le second prix Nobel de la Paix à s’éteindre derrière les barreaux depuis le journaliste allemand Carl von Ossietzky, en 1936, interné en camp de concentration par les nazis avant de mourir à l’hôpital. Ses amis et soutiens ont chaudement pleuré lors de la terrible nouvelle, quelques messages ont bien été envoyés sur les réseaux sociaux, certains se passèrent le mot et l’histoire, comme les anciens racontent par bribes Tian’anmen, mais le silence règne.
La vie reprend sans avoir été bousculée et les unes n’ont aucun égard pour M. X., réduit à l’anonymat par Pékin.
Monsieur X. et Liu Xiaobo
À Hong Kong pourtant, le 14 juillet 2017 est une journée singulière, morne et endeuillée. Les journaux locaux rappellent le long combat de Xiaobo, son inexpugnable intransigeance démocratique, la beauté de ses mots et la permanence de son héritage. Certains pleurent.
Les étudiants qui manifestent sont à peine plus vieux que Liu lorsqu’il découvrait, durant ses études, un certain Franz Kafka. Un touriste chinois, « continental » disent les locaux, observe curieusement un hommage rendu à Monsieur X. à Hong-Kong. Il interroge un étudiant : « Qui est Liu Xiaobo ? »
Même s’il le souhaitait, le touriste ne pourrait pas faire une recherche sur Baidu, le moteur de recherche chinois : elle serait censurée. Il pourrait toujours essayer d’écrire à ses amis, leur demandant s’ils savent, eux, qui est ce héros chinois inconnu dans son pays, mais sur WeChat, le nom du dissident est « bloqué ».
Se représente-t-on le silence qui comme une prison se referme sur les jeunes esprits chinois ? Depuis la Perle de l’Orient, on observe cette amnésie forcée. Patrick Poon, professeur, représentant d’Amnesty International sur la péninsule, voit au quotidien la censure du web qui produit en masse du silence et de l’ignorance. Il raconte à Numerama ces Chinois venus du cœur de l’Empire, ignorant jusqu’au prénom de Monsieur X.
Il nous explique : « Il n’est pas surprenant que le nom de Liu soit censuré sur les plateformes chinoises, rappelons qu’il est un Prix Nobel et le plus célèbre activiste en Chine. Or il est courant pour la Chine de censurer les noms des plus grands militants. Toutefois, il est intéressant de noter que selon l’étude du Citizen Lab sur la censure qui suit la mort Xiaobo, même le nom ‘Xiaobo’ est bloqué sur ces plateformes. Durant des périodes sensibles, comme l’anniversaire de Tian’anmen et le rassemblement annuel du Parti, même le nom des dirigeants et chefs sont censurés sur Internet, seulement pour éviter tout commentaire embarrassant sur eux et étouffer toute critique. »
Constellé de vides, de mots bloqués et d’oublis délibérés, le web chinois tente d’écraser la mémoire par la force de son absence. Monsieur Xiaobo est si invisible derrière le Grand pare-feu chinois, que la moindre photo, la moindre représentation de cet homme entraîne de lourdes conséquences. Ye Jingchu, retraitée de 60 ans habitant la capitale chinoise, explique à RFI que son hommage au « Docteur Liu » lui vaudra un écartement du rassemblement du Parti auquel elle comptait se présenter.
« Je ne connais pas tout de son parcours mais je sais qu’il a gagné le prix Nobel de la paix »
Mais peu importe, la sexagénaire s’est agenouillée seule sur la plage de Beidaihe, où les cendres de Liu Xiaobo ont été dispersées dans la mer : « Je ne connais pas tout de son parcours mais je sais qu’il a gagné le prix Nobel de la paix et que c’est un grand homme » reconnaît Ye Jingchu pour RFI, ajoutant : « J’ai diffusé la photo de moi à genoux sur la plage dans la messagerie Wechat. J’ai posé des fleurs blanches en forme de coeur sur le sable, habillée en noir. Depuis ce matin, il pleut ici, quelle coïncidence. »
Le New York Times montre ainsi que les rares Chinois à connaître l’histoire du poète et sa femme échangent des références cryptiques pour célébrer le départ d’un inconnu pour leurs contemporains. Des dessins du couple Xiaobo et de Xia, sa femme, apparaissent sur les réseaux, les traits sont imprécis, la signification mystérieuse et la légende absente.
M. Poon sait que cette jeunesse savante existe. Quelque part sur le continent, isolés au milieu des ignorants, quelques téméraires passent les portes de la Chine en prenant les voies escarpés des VPN.
« Certains jeunes chinois, la plupart étudiants à l’Université, ou les plus curieux technophiles, peuvent accéder aux informations bloquées sur le continent, en utilisant des types de VPN pour accéder à un monde de sites censurés, dont les réseaux sociaux occidentaux. Toutefois, il est impossible de savoir combien ils sont. »
Il ajoute : « De la même manière, je ne peux pas garantir qu’il y ait aujourd’hui une vraie demande de la part des Chinois pour savoir qui était Liu Xiaobo. Mais j’apprends tous les jours que des touristes visitant Hong Kong demandent à des [habitants] qui était ce Liu Xiaobo et ce qu’il a pu faire d’important dans sa vie lors des hommages qui lui sont rendus ici. Certains touristes seront peut-être suffisamment curieux pour aller jusqu’à se renseigner une fois en dehors de Chine. »
Toutefois, le professeur observe bien des crispations et une peur chez certains Chinois : « Les étudiants chinois qui étudient à Hong Kong ou à l’étranger ont infiniment plus de chances de lire des informations sur Liu, mais il s’agit également d’une question de milieu social. S’ils viennent d’une famille tissant des liens avec le parti, ils seront souvent frileux et ignorent les sujets parlant de Liu Xiaobo, et plus largement tous les sujets sensibles à l’intérieur du régime. »
L’oubli devient alors quasiment volontaire, servitude sciemment acceptée à une vision partielle du monde où les activistes et penseurs déchaînent tout ce que le communisme chinois rejette : la critique, la transparence et l’expression populaire.
Pour Patrick Poon, le processus de renseignement, une fois entamé, est irréversible : « Malgré la censure, nous entendons souvent certains jeunes militants chinois qui évoque leurs premiers pas dans la défense des droits de l’homme grâce à la découverte d’une frustration folle : ne pas pouvoir se rendre, comme n’importe quel jeune de leur génération, sur le web et les réseaux sociaux. Pris de curiosité, ils essaient un VPN. Après, ils ne peuvent plus vivre sans, ils cherchent sans s’arrêter toutes les informations qu’on leur a caché. Progressivement, ils glissent vers l’activisme et s’inquiètent des droits de l’homme. »
La maladie de l’oubli a beau toucher la Chine, il restera toujours, grandissant dans l’ombre d’un M. X. inconnu, des héritiers des combats du grand poète. L’étouffement de son héritage produit des incohérences, des vides et des frustrations, qui, espérons-le, produiront une soif de savoir et de mémoire plus forte que l’indifférence du plus peuplé pays du monde envers son héros national.
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