Jeudi, le Parlement européen a envoyé un signal très fort aux internautes et aux dirigeants européens, en adoptant par une très large majorité une version modifiée du rapport Pilar Del Castillo sur le marché unique des télécommunications, qui impose le respect de la neutralité du net en Europe. Tous les amendements majeurs soutenus par la société civile ont été adoptés, infligeant une gifle inédite aux opérateurs télécoms qui souhaitent tirer profit de leur position d'intermédiaire incontournable sur Internet pour monnayer des avantages.
"C'est là une grande victoire pour les défenseurs de la neutralité du Net. En révisant la proposition de la Commission, les eurodéputés refusent clairement le principe voulant que des fournisseurs de services puissent conclure des accords avec des fournisseurs d'accès à Internet afin de prioriser certains flux", s'est immédiatement réjouie Sandrine Bélier, eurodéputée EELV.
"Avec ce texte, le principe de neutralité du Net devient explicite, général et de force exécutoire", a ajouté sa collègue Françoise Castex, partie du Parti socialiste pour rejoindre Nouvelle Donne.
La Quadrature du Net, pour sa part, a vu dans ce vote "un grand pas en avant pour l'internet libre". L'association estime que l'adoption du texte amendé signe "une nette victoire pour la protection d'un Internet libre, particulièrement en comparaison de la proposition initiale" de la Commission européenne.
Le Parlement ne peut rien imposer
Mais tous restent très prudents et affichent déjà leur scepticisme de voir le texte adopté en l'état au bout de la procédure législative. Car même si une bataille importante a été remportée, la "guerre" est loin d'être gagnée. Ce qui explique que les opérateurs sont restés d'un calme olympien après le vote, et jouent leurs cartes ailleurs.
Le texte suit en effet la procédure législative ordinaire de l'Union Européenne, qui correspond à l'ancien processus de codécision (voir l'infographie ci-contre). A ce stade, le texte élaboré et déposé par la Commission européenne a été examiné en première lecture par le Parlement, et amendé. C'était tout l'objet du vote de jeudi. Mais la procédure ne s'arrête pas là, loin s'en faut.
Il faut désormais que la proposition de règlement modifiée par le rapport Pilar Del Castillo soit transmise au Conseil, où siègent uniquement les représentants des Etats membres. Le Conseil pourra alors voter l'adoption conforme du texte, ce qui est très peu probable, ou décider de le modifier à son tour. Il sera alors renvoyé au Parlement pour une seconde lecture, lequel pourra lui-même renvoyer un texte modifié au Conseil. C'est alors qu'en cas de désaccord persistant, un "comité de conciliation" sera convoqué (à l'instar de la "commission mixte paritaire" du Parlement français), pour tenter de dégager un compromis par négociation directe entre parlementaires et représentants des états membres.
Si enfin, à l'issue du comité de conciliation, l'un ou l'autre des organes (le Parlement européen ou le Conseil) décide de ne pas adopter le texte de compromis, l'ensemble du texte est envoyé à la poubelle.
La France opposée à une neutralité du net imposée
Or le vote du Conseil est loin d'être acquis en faveur de la neutralité du net. A la veille du vote, comme le rapportait mardi Next Inpact, le Secrétariat Général aux Affaires européennes a fait savoir à Bruxelles que la France ne soutiendrait la proposition législative que "sous réserve que (des) amendements alternatifs (…) ne soient pas adoptés". Or le Gouvernement visait précisément les amendements qui ont imposé une définition de la neutralité du net et rendu son respect obligatoire.
"L’introduction d’une définition de la neutralité du réseau n’est pas nécessaire", dit la note (.pdf) publiée par nos confrères. La France s'oppose également au fait de limiter les "services spécialisés" (ceux fournis notamment dans les box fibre et ADSL) aux seuls services qui ne peuvent pas être délivrés avec la même efficacité par Internet, car ce serait "trop attentatoire à la liberté de commerce et au développement de services plus performants (ex : la TVIP risquerait de ne plus pouvoir être considérée comme un service spécialisé)".
"Les autorités françaises considèrent qu’il est impossible d’exiger d’un opérateur de garantir que la fourniture d’un service spécialisé à un utilisateur final n’ait pas d’impact sur la qualité de service d’accès à l’internet de ce même utilisateur", ajoute la diplomatie française. Elle s'oppose même à "l’imposition d’un principe de non-discrimination entre les services ou les applications équivalentes sur le plan fonctionnel", au nom de la préférence qui doit pouvoir être accordée aux "services spécialisés" des FAI.
La position qui reflète à merveille celle des grands opérateurs télécoms est suffisamment ferme pour ne laisser aucun doute sur le vote de la France au Conseil, le 28 avril prochain. Il pèsera lourd dans le calcul de la majorité qualifiée. D'autant qu'il serait étonnant que les autres poids lourds du Conseil, comme l'Allemagne, le Royaume-Uni ou l'Italie, n'aient pas la même position.
Le précédent de l'amendement 138 anti-Hadopi
C'est donc un bras de fer qui s'engagera entre le Parlement européen et le Conseil, pour voir jusqu'où l'un ou l'autre est prêt à risquer l'abandon total du texte de réforme du Paquet Télécom, y compris sur des mesures telles que la suppression des frais de roaming en Europe, pour sauvegarder ou s'opposer à la neutralité du net. Qui, le cas échéant, prendra la responsabilité politique d'un tel échec ?
Le combat rappelle celui que l'Europe avait connu il y a six ans de façon plus anecdotique mais tout aussi spectaculaire, lors du psychodrame sur le fameux "amendement 138" contre Hadopi. Au moment où la France se préparait à adopter un texte qui prévoyait de couper l'accès à internet des pirates sur simple décision administrative, le Parlement avait modifié le Paquet Télécom (déjà) pour y insérer l'amendement 138 qui disposait que "aucune restriction aux droits et libertés fondamentales des utilisateurs finaux (d'internet) ne doit être prise sans décision préalable de l'autorité judiciaire". Nicolas Sarkozy était alors intervenu personnellement pour exiger le retrait du texte.
Au final, le Parlement et le Conseil avaient fini par se mettre d'accord sur une version édulcorée de l'amendement, sous la pression de la France.
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