L'initiative est inédite de la part de ce lobby issu de la société civile, et elle confirme la professionnalisation croissante et la maturité politique qu'est en train d'acquérir La Quadrature du Net, autrefois résumée à "cinq gus dans un garage" par un collaborateur de l'ancienne ministre de la Culture, Christine Albanel.
Désormais structurée en association, et renforcée par l'apport de membres de renom, La Quadrature du Net a décidé de profiter du remaniement ministériel pour rappeler au Gouvernement les nécessités d'une défense des libertés sur Internet. Elle a envoyé dès à présent à six ministres en charge de dossiers touchant directement aux libertés numériques, dont le premier d'entre eux, un courrier individualisé.
"Loin de se détacher de celle de ses prédécesseurs, l'action du gouvernement Ayrault n'avait jusqu'à présent représenté aucun progrès dans ce domaine, voire avait empiré la situation. La Quadrature du Net appelle les ministres nouvellement nommés ou et ceux confirmés dans leurs fonctions à se saisir de l'occasion que leur offre ce remaniement ministériel pour réellement orienter leur politique en faveur de la protection des droits des citoyens sur Internet", explique l'association.
Trois textes en préparation sont particulièrement en ligne de mire : la révision du Paquet Télécom avec l'inquiétante position française au Conseil européen sur la neutralité du net ; le projet de loi Création qui devrait imposer le filtrage à travers le CSA ; et le projet de loi sur les libertés numériques qui pourrait être fait surtout de limitations aux libertés.
Citons ainsi quelques extraits.
A Manuel Valls (.pdf), Premier ministre (dont nous avons souligné qu'il n'a pas repris, en tant que Premier ministre, sa dangereuse charge contre la liberté d'expression sur Internet) :
Plus largement, la question de la « régulation » d'Internet a souvent été mise en avant par le gouvernement jusqu'à présent, qu'il s'agisse d'étendre les pouvoirs du CSA sur la Toile ou de fixer des limites à la liberté d'expression. Un grand projet de loi sur les droits et libertés numériques a été annoncé, sans calendrier précis pour l'instant, qui pourrait aborder de manière transversale ces questions. Mais les premiers éléments discernables concernant ce texte laissent penser que l'affirmation des libertés risque de céder le pas sur la multiplication des exceptions aux grands principes posés par la loi sur la liberté de la presse de 1881, en vertu desquels seule l'autorité judiciaire est habilitée à intervenir pour faire appliquer les limites légales à la liberté d'expression. À cet égard d'ailleurs, certaines de vos prises de position en tant que ministre de l'Intérieur ont pu inquiéter. Or, si ces orientations étaient confirmées, ce texte échouerait lamentablement à atteindre l'objectif affiché d'instituer un « Habeas corpus numérique » pour devenir, au contraire, un élément de plus mettant à mal les libertés publiques sur Internet.
(…) La Quadrature du Net vous engage à prendre exemple sur le Brésil, qui avec le vote de la « Marco Civil » s'est engagé dans une réforme replaçant le respect des droits et libertés au centre de la politique numérique.
(…) Lorsque vous étiez candidat lors des primaires socialistes à l'élection présidentielle, vous avez pris des positions montrant votre volonté de rompre nettement avec la politique du gouvernement précédent, notamment à propos de la loi Hadopi que vous jugiez « répressive », « inefficace » et « disproportionnée ». La Quadrature du Net vous engage à agir dans cet esprit, à présent que vous avez la possibilité de peser de manière générale sur la politique de la France, en donnant la priorité à la défense des libertés et à l'affirmation des droits.
A Aurélie Filippetti (.pdf), Ministre de la Culture et de la Communication :
La Quadrature du Net exprime ses plus vives inquiétudes quant aux orientations retenues pour la future loi sur la création, qui sera présentée par votre ministère. Le cœur de ce projet réside dans le transfert des compétences de la Hadopi au CSA, suivant les recommandations du rapport Lescure. Loin de se démarquer réellement de la politique menée par l’ancien gouvernement, la loi se contenterait de maintenir en l’état le dispositif de riposte graduée et le délit de négligence caractérisée dans la sécurisation de l’accès Internet. La suppression par décret de la coupure d’accès Internet n’est en réalité qu’un trompe-l’œil, dans la mesure où cette sanction ne pouvait que très difficilement être mise en œuvre dans la pratique.
(…) Par ailleurs, l’idée de confier au CSA des pouvoirs de « régulation » sur Internet de manière à pouvoir contrôler les contenus qui y sont diffusés est porteuse de dérives en complet décalage avec la nature décentralisée d’Internet (…) Face à cette volonté de « télévisionnisation de l’Internet », La Quadrature du Net réaffirme que les politiques culturelles en France et en Europe devraient s’attacher à consacrer réellement les droits culturels fondamentaux des individus, à légaliser le partage non-marchand d’œuvres en ligne, à consacrer plus largement les possibilités de création par le biais de remix et de mashup et à explorer de nouveaux systèmes de financements mutualisés pour les créateurs, sous la forme notamment d’une contribution créative.
La Quadrature du Net veillera à ce que la future loi sur la création ne compromette pas l’exercice des libertés fondamentales en France et appellera les citoyens à l’action, au cas où les menaces évoquées dans cette lettre viendraient à se concrétiser.
A Laurent Fabius (.pdf), Ministre des affaires étrangères et du développement international :
La Quadrature du Net invite votre ministère à la plus grande vigilance concernant l’accord TAFTA (accord de libre-échange USA/Europe, ndlr) et notamment aux dispositions relatives à la protection de la propriété intellectuelle qu’il pourrait contenir.
(…) Il importe que le gouvernement prenne enfin la mesure des enjeux soulevés par la protection des libertés dans l’environnement numérique et cela doit se traduire par une politique étrangère en ce sens. La Quadrature du Net veillera à ce que les négociations en cours ne compromettent pas l’exercice des libertés fondamentales et appellera les citoyens à l’action, au cas où les menaces évoquées dans cette lettre viendraient à se concrétiser.
A Christiane Taubira (.pdf), Ministre de la Justice :
Depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement en 2012, un certain nombre de projets de lois ont été introduits tendant à marginaliser le rôle des juges au profit de mode de régulation extrajudiciaires, avec pour conséquence une dégradation des garanties offertes aux citoyens.
(…) La loi sur la liberté de la presse de 1881 a pourtant fixé le principe que le juge est le seul à pouvoir légitimement intervenir en matière de restriction de la liberté d’expression. Il n’est pas acceptable que cette règle fondamentale soit fragilisée dès lors que l’expression a lieu sur Internet.
(…) une loi sur les droits et libertés numériques a été annoncée par le gouvernement, sans calendrier précis, qui viserait à réguler de manière générale l’exercice des libertés en ligne. Il est hélas à craindre que ce texte ait essentiellement un angle répressif. Si la volonté du gouvernement est bien de créer un « Habeas Corpus » pour Internet, il est essentiel que la place du juge reste centrale dans cette loi et nous espérons que votre ministère sera vigilant pour que cela soit le cas, de même qu’il veillera à ce que le régime de responsabilité des intermédiaires techniques ne soit pas à nouveau fragilisé.
A Arnaud Montebourg (.pdf), Ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique :
La semaine dernière a eu lieu au Parlement européen un moment important ; avec le vote à une très large majorité d’amendements en faveur de la protection du principe de neutralité du Net dans le Règlement sur le Marché Unique des Télécommunications (…) Le principe de neutralité du Net est une condition nécessaire à l’épanouissement de la liberté de communication et d’innovation en ligne. (…) Or, juste avant le vote du Parlement européen, la France a fait connaître sa position sur le Paquet Télécom, qui plaidait en faveur de la mise en place de « services spécialisés » permettant aux opérateurs de mettre en place des offres différenciées d’accès à Internet.
(…) La Quadrature du Net espère que le gouvernement français saura entendre la voix des eurodéputés, ainsi que celles des citoyens qui se sont mobilisés pour défendre les valeurs véhiculées par la neutralité du Net.
(…) Pour toutes ces raisons, La Quadrature du Net espère que votre ministère œuvrera pour remettre au centre de la politique numérique française la question des libertés.
A Najat Vallaud-Belkacem (.pdf) ministre du droit des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports :
(à propos de textes qui visent à étendre dans la loi LCEN les cas de signalement de contenus potentiellement illicites) La Quadrature du Net tient à réaffirmer auprès de vous qu’en dépit de son but légitime, ce mécanisme comporte des risques sévères d’atteintes à la liberté d’expression et du droit au procès équitable, en favorisant la censure de contenus par des opérateurs privés. (…) Ce qui était déjà vrai pour les contenus figurant initialement dans la loi (apologie de crimes contre l'humanité, négationnisme, pédopornographie) le sera encore plus pour les nouvelles catégories introduites par les deux textes en discussion, en raison de leur caractère flou et difficilement décidables en dehors de l’intervention d’un juge. Dans les commentaires de sa décision relative à la LCEN, le Conseil Constitutionnel avait d'ailleurs souligné que « la caractérisation d'un contenu illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste » et avertit des risques de censure des contenus signalés par les hébergeurs.
Il en résulte un risque accru d’aboutir à la mise en place d’une forme de police privée, déléguée à des intermédiaires techniques, sans présenter les garanties nécessaires à la préservation des libertés fondamentales.
(…) La Quadrature du Net vous demande de ne pas maintenir dans ces lois portées par votre ministère, actuellement en discussion au Sénat, les dispositions risquant de déboucher sur des formes de censure privée exercées par les intermédiaires techniques.
(photo : CC Julien Barnier)
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