Au siècle dernier, c'est bien grâce au travail de l'ombre de mathématiciens (dont le célèbre Alan Turing) que les Alliés avaient pu mettre au point une machine à déchiffrer les messages nazis encodés par Enigma, ce qui fut décisif pour l'issue de la seconde guerre mondiale. Ils perpétuaient ainsi une tradition qui remonte à Jules César, de chiffrement et de déchiffrement de communications stratégiques, la plupart du temps militaires.
Sans doute jusqu'à ces très récentes années, personne n'aurait imaginé que le fait pour un cryptologue de travailler pour les services secrets de son pays puisse être impopulaire. C'était au contraire un travail patriotique par excellence, qui permettait aux états majors d'être les mieux informés possibles pour combattre un ennemi extérieur, que ce soit pour s'en défendre ou pour l'attaquer.
Mais Internet et la "menace terroriste" ont tout changé. L'ennemi n'est plus à l'extérieur mais à l'intérieur-même des frontières, et ses communications sont désormais mêlées à celles de tous les citoyens. Les révélations d'Edward Snowden sur les programmes de surveillance de la NSA, qui ont leurs équivalents en Europe (non seulement en Grande-Bretagne avec le GCHQ, mais aussi en France avec la DGSE, ou encore en Allemagne), ont montré que tous les concitoyens sont traités comme des terroristes en puissance, qui sont tous surveillés pour éviter qu'ils ne passent un jour à l'action.
A cet égard, les mathématiciens qui aident au déchiffrement des communications sur Internet sont désormais complices d'une surveillance de masse qui n'est pas sans conséquences sur la société, et doivent se poser des questions éthiques inédites. Leur travail est-il utile au plus grand nombre, ou se fait-il au détriment du plus grand nombre ? La fin justifie-t-elle les moyens qu'ils développent ? C'est tout l'objet d'une tribune publiée dans le New Scientist par le mathématicien Tom Leinster, de l'Université d'Edimbourg. Il estime que ses confrères devraient aujourd'hui refuser de travailler avec la NSA, le GCHQ ou leurs homologues :
Donc les mathématiciens doivent décider : coopérons-nous avec les services de renseignement, ou pas ?
Notre situation a été comparée à celle des physiciens nucléaires dans les années 1940. Cependant , ils savaient qu'ils étaient en train de construire la bombe atomique, alors que les mathématiciens qui travaillent pour la NSA ou le GCHQ ont souvent peu d' idées de comment leur travail sera utilisé. Ceux qui l'ont fait en ayant confiance dans le fait qu'ils contribuaient à la sauvegarde légitime de la sécurité nationale peuvent à juste titre se sentir trahis.
Au strict minimum, nous autres mathématiciens devraient en discuter. Peut-être que nous devrions aller plus loin. L'éminent mathématicien Alexandre Beilinson de l'Université de Chicago a proposé que l'American Mathematical Society rompe tous les liens avec la NSA , et que le fait de travailler pour elle ou ses partenaires devienne «socialement inacceptable» de la même manière que travailler pour le KGB était devenu inacceptable pour beaucoup dans l'Union soviétique.
Tout le monde ne sera pas d'accord, mais il nous rappelle que nous avons à la fois des choix individuels et une force collective. Les particuliers peuvent retirer leur travail. Les directeurs de départements universitaires peuvent refuser que du personnel parte travailler pour la NSA ou le GCHQ. Les sociétés mathématiques nationales peuvent arrêter de publier des offres d'emploi des agences, refuser leur argent, ou même exclure les membres qui travaillent pour des agences de surveillance de masse.
À tout le moins , nous devons reconnaître qu'il nous appartient de faire ces choix. Nous sommes d'abord des êtres humains et ensuite des mathématiciens, et si nous n'aimons pas ce que les services secrets font, nous ne devrions pas coopérer.
Le débat est lancé.
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