« Il n’y pas un Internet, mais des Internets en Iran comme en Russie » remarque Baptiste Jamin, entrepreneur français, dont sa clientèle est en partie iranienne, à hauteur d’un internaute sur dix. À l’instar du RuNet, le web russe, dont nous avions largement expliqué la création dans notre série sur la cyberguerre, l’Internet iranien est, pour des raisons politiques et d’infrastructure, détaché du reste du web mondial.
Sur ce sujet, nous pourrions en partie reprendre l’analyse développée par Kevin Limonier, du Monde Diplomatique sur RuNet, mais sur l’Iran : il explique que la Russie est « l’un des seuls pays à disposer d’un écosystème presque complet de plateformes et de services indépendants de la Silicon Valley, fondés par des Russes et régis par le droit russe ».
« Un authentique réseau halal »
Il en va donc de même pour l’Iran. Ainsi, Mahmoud Ahmadinejad avait par exemple exprimé le vœu de voir l’Iran avoir son propre Internet, un réseau qui serait « un authentique réseau halal, visant les musulmans sur le plan moral et éthique ». Un souhait iranien largement aidé, de manière involontaire, par l’embargo américain.
C’est ce qu’observe M. Jamin : la Silicon Valley, ne pouvant pas offrir ses services en Iran, est de facto sur la touche. Dès lors, ajoute l’entrepreneur français, propriétaire de la startup Crisp, il est très facile de réussir sur ce territoire du fait de l’absence de concurrents américains. À condition de jouer dans le cadre des règles iraniennes.
Le Français, qui fournit des tchats d’assistance, notamment pour le e-commerce, compte ainsi 3 millions de clients en Iran et 30 millions dans le monde. Il est ainsi bien placé pour surveiller, au fil de ses chatbots, les turbulences vécues par l’Internet iranien que l’on dit partiellement bloqué depuis les récentes manifestations. « Depuis le dimanche 31 décembre, nous voyons très bien des signes de coupures sur des régions entières », relève-t-il, soit précisément lorsque l’AFP témoignait des mêmes débuts de coupures.
En Iran, toute coupure du réseau est particulièrement aisée pour le pouvoir en place : le fournisseur d’accès est une propriété étatique considérée comme sous-développée en matière d’infrastructures. Cependant, c’est avec l’accession au pouvoir du camp de Hassan Rohani que des progrès sont survenus. Le nouvel chef de l’État mise sur l’économie numérique, comme de nombreux Iraniens.
« On ne peut être indifférent à la vie des entreprises »
Dans un pays où l’économie a été ralentie par la révolution islamique de 1979 et où le système bancaire est, lui aussi, coupé du monde, Internet apparaît comme une opportunité économique inédite pour la nation perse. « Les startups se multiplient pour pallier les manques dus à l’embargo ; on voit apparaître des Uber locaux, des réseaux sociaux et une myriade de forums qui offrent des services » ajoute l’entrepreneur français. Mais comme le soulignait Wired en 2016, le réseau, limité et instable, prévu pour la censure, continue de subir l’agenda politique de la République islamique, plutôt que le cours du marché bourgeonnant des services et biens.
Ce n’est en effet pas le pouvoir élu, mais le leader suprême, qui a le dernier mot sur la gestion du réseau. En 2012, l’ayathollah Ali Khamenei forçait ainsi le gouvernement à ralentir le débit d’Internet tant que la version halal du web n’existe pas. Mercredi 10 janvier, le président Rohani faisait savoir son désaccord, arguant de l’enjeu économique pour le pays : « L’accès de la population aux réseaux sociaux ne doit pas être restreint de façon permanente. On ne peut être indifférent à la vie des gens et des entreprises ».
Dans ce jeu à plusieurs bandes, le développement du web mobile pousse en faveur de la vision du président Rohani. Son accès n’est pas propre à une seule société publique mais aux opérateurs historiques et ces derniers ont tout à gagner à retrouver un web; sinon sans censure, au moins relativement normalisé avec Telegram, malgré les soucis que l’appli pose aux forces de l’ordre, et Instagram.
Tout cela va-t-il mener vers un retour à la normale ? Selon l’entrepreneur français, les coupures ont été moins nombreuses ; elles tendraient donc à disparaître. Il reste désormais à l’Iran de protéger, a minima, son statu quo alors que les manifestations diminuent en nombre et en intensité et que sa population, toujours plus connectée, aspire à davantage de libertés.
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