C'est un arrêt qui fera date dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), même si elle consent que "c’est la première fois qu’elle est appelée à examiner un grief s’inscrivant dans ce domaine d’innovation technologique en évolution" et donc qu'il est "nécessaire de délimiter la portée de son examen à la lumière des faits de la présente cause". Dans sa formation solennelle de "grande chambre" composée de 17 juges, la CEDH a jugé mardi dans l'affaire Delfi AS c. Estonie que les portails d'information sur internet pouvaient être contraints par l'État de censurer les commentaires laissés par leurs visiteurs, sans même attendre que les contenus illicites leur soient signalés.
Dans sa décision rendue par 15 voix contre 2, la Cour "n'estime pas que l'imposition [à une entreprise éditant un site web] d’une obligation de retirer de son site web, sans délai après leur publication, des commentaires constitutifs d’un discours de haine et d’incitation à la violence, dont on pouvait donc comprendre au premier coup d’œil qu’ils étaient clairement illicites, ait constitué, en principe, une ingérence disproportionnée dans l’exercice par celle-ci de sa liberté d’expression". Elle juge que l'article 10 de la Convention européenne, qui protège la liberté d'expression et d'information, n'empêche pas un Etat membre de tenir un site web pour responsable des propos qu'il laisse sur son site, même s'il n'en est pas directement l'auteur.
Prudente, la Cour européenne prévient cependant qu'il s'agit largement d'un arrêt d'espèce, rendu à la fois en raison de la gravité et de l'illicéité (qui "apparaissait au premier coup d'oeil") des propos publiés, et de la nature fortement commerciale du site poursuivi, qui est l'un des plus grands portails d'information en Estonie. "La présente affaire ne concerne pas d’autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes, par exemple les forums de discussion ou les sites de diffusion électronique, où les internautes peuvent exposer librement leurs idées sur n’importe quel sujet sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du responsable du forum, ou encore les plateformes de médias sociaux où le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs", écrivent ainsi les juges.
UN ENCOURAGEMENT AU FILTRAGE
Dans l'affaire en cause, le portail Delfi avait attendu six semaines que le plaignant signale par voie d'avocats les contenus haineux dont il était victime, pour retirer les commentaires litigieux. Or pour la CEDH, il aurait fallu que le site les retire d'emblée, au besoin à l'aide d'un mécanisme de filtrage. Elle note ainsi que "le filtre automatique basé sur certains mots n’a pas permis de bloquer les propos odieux relevant du discours de haine ou de l’incitation à la violence déposés par les lecteurs et a ainsi limité la capacité de la société requérante à les retirer rapidement", alors que "la majorité des mots et des expressions contenus dans ces commentaires n’étaient pas des métaphores sophistiquées, des tournures ayant un sens caché ou des menaces subtiles, mais plutôt "des expressions manifestes de haine et des menaces flagrantes à l’intégrité physique" du plaignant.
Elle estime qu'il n'est pas nécessaire n'attendre qu'une notification soit envoyée au site, car "la Cour attache du poids à la considération qu’il est plus difficile pour une victime potentielle de propos constitutifs d’un discours de haine de surveiller continuellement l’Internet que pour un grand portail d’actualités commercial en ligne d’empêcher la publication de pareils propos ou de retirer rapidement ceux déjà publiés".
Aussi, "pour protéger les droits et intérêts des individus et de la société dans son ensemble, les États contractants peuvent être fondés à juger des portails d’actualités sur Internet responsables sans que cela n’emporte violation de l’article 10 de la Convention, si ces portails ne prennent pas de mesures pour retirer les commentaires clairement illicites sans délai après leur publication, et ce même en l’absence de notification par la victime alléguée ou par des tiers".
Conformément au principe de la "marge d'interprétation" laissée aux États, c'est toutefois à chaque état de déterminer son régime juridique. En France, la loi fait obligation aux hébergeurs de mettre en place des mécanismes de notifications pour certaines catégories de contenus illicites, pour obtenir le retrait des contenus notifiés. Mais c'est un point qui pourrait évoluer avec la loi numérique d'Axelle Lemaire.
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