Sur Tipeee, celui qui détruit « homme, femme ou enfant que son public haineux aura désigné » ou encore qui « encule les bonnes manières et remet la fragilité et la fdputerie à sa place » gagne plus de 1 200 euros par mois grâce à ses « tipeurs ».
Cet homme, c’est Raptor Dissident, le YouTubeur à l’origine d’une « revue d’actualité avec une bonne grosse dose de haine. » Le 11 juillet 2016, il répondait à la vidéo de Marion Seclin sur le harcèlement de rue. À la suite de cette affaire, la jeune femme a subi une violente campagne de cyberharcèlement, sans que l’auteur de la vidéo n’en soit inquiété.
Aujourd’hui, la plateforme Tipeee recense 21 000 créateurs, et est devenue quasiment incontournable pour les YouTubeurs français. C’est grâce à elle que des internautes peuvent « laisser un pourboire » (« to tip » en anglais) à leurs vidéastes préférés. Néanmoins, nombre d’entre eux s’interrogent aujourd’hui sur la présence et la légitimité de personnalités controversées sur Tipeee. Certaines sont bien plus virulentes que Raptor Dissident.
Contactée par Numerama, la plateforme se dit « apolitique », selon les mots de son directeur général Samuel Nomdedeu. Mais est-il encore possible de brandir l’étiquette de la neutralité, à l’heure de la prolifération des contenus haineux sur internet et des prises de position fortes par les réseaux sociaux et autres plateformes ?
Nous avons enquêté sur la plateforme, et découvert que son fonctionnement soulevait de nombreuses critiques et questionnements de la part des YouTubeurs, aussi bien vis-à-vis des comptes qu’elle héberge, qu’en matière de taxes sur leurs rémunérations.
Une plateforme de financement participatif adoptée par le YouTube français
Tipeee est une entreprise française lancée le 12 décembre 2013, soit quelques mois après son principal concurrent à l’international, Patreon. Elle s’est rapidement imposée parmi les YouTubeurs français et plus particulièrement chez les YouTubeurs de vulgarisation, souvent moins mis en avant que les célébrités du gaming ou des tutos beautés. Pour beaucoup aujourd’hui, Tipeee n’est plus seulement du financement participatif, mais un véritable financement alternatif à la monétisation de YouTube, incertaine et cloisonnante.
« Tipeee, c’était pour me passer de la monétisation. Mes revenus sur YouTube ont été divisés par trois en deux ans », nous confie Dave Sheik, créateur de la chaîne Histoire Brève. Chaque modification de l’algorithme de YouTube et les décisions des annonceurs peuvent en effet avoir un impact sur les vidéastes.
C’est un constat partagé par Benjamin Brillaud, dit Nota Bene sur YouTube, qui a pu lancer son autoentreprise grâce aux dons récoltés sur Tipeee. Lucide sur le format de ses vidéos, il admet que la vulgarisation ne peut pas atteindre les scores obtenus par les émissions de divertissement. « On est toujours victime de cet algorithme qui frappe un peu on ne sait trop où ni quand. L’année dernière, j’ai vraiment été victime de cela : une fois sur deux, on me démonétisait une vidéo. Un enfer. »
« Aujourd’hui, je me sens beaucoup moins dépendant de YouTube. »
S’il est possible de contester une démonétisation auprès de YouTube, le processus est laborieux, et la vidéo aura de toute manière déjà réalisé la plupart de ses vues. « Aujourd’hui, je me sens beaucoup moins dépendant de YouTube. Maintenant, si je suis démonétisé, ce n’est pas un drame. Tandis que si je ne comptais que sur YouTube, ça le serait. Tipeee permet d’avoir un peu plus d’indépendance, et ce n’est pas plus mal, vue la précarité que nous offre YouTube », continue Benjamin.
Certains YouTubeurs ont même fait le choix de se reposer exclusivement sur ce système : c’est le cas d’Acermendax et ses confrères de La Tronche en Biais. « On a fait ce choix par éthique. On ne veut pas imposer de pub au public et on sait bien que le type de contenu que l’on produit n’est pas du tout propice à la publicité. » La chaîne vulgarise des concepts de science cognitive et de psychologie. « Notre but est d’activer la vigilance épistémique, c’est exactement ce que ne veulent pas les gens qui font de la pub. Notre travail est antinomique avec la pub. » L’équipe passe également par uTip et HelloAsso.
Pour Juliette, propriétaire du Bizarreum, en plus d’apporter un très bon complément, Tipeee « crée un rapport privilégié avec les tipeurs via les messages, mails et news, ce qui est en général apprécié. » Une chose qui ne peut pas vraiment être reproduite sur YouTube.
Pour autant, si les vidéastes reconnaissent volontiers son arrivée salutaire dans le modèle YouTube, ils sont nombreux à y contester la présence de personnes qui véhiculent des discours de haine.
Créateurs de haine
« La race blanche n’existera que grâce aux irréductibles blancs qui refuseront encore et toujours le métissage. Autant prendre de bonnes habitudes dès aujourd’hui et éviter de mélanger nos familles, ce qui permet de prendre soin du QI de notre lignée. » Ces deux phrases sont tirées de l’article Le négationnisme racial : entre limitation intellectuelle et haine du blanc.
Il a été écrit par Yann Merkado et publié sur le site d’extrême droite Suavelos, notoirement connu pour avoir organisé un camp d’été réservé aux blancs au printemps 2017. Quelle différence avec les autres articles racistes qui fleurissent sur la toile ? Celui-ci a été financé par les contributeurs Tipeee. L’auteur le précise même fièrement : « Grâce à mes tipeurs […] j’écris des articles de fond sur Suavelos. »
Camille*, YouTubeuse présente sur Tipeee, se dit écœurée par la présence de certaines personnalités qui partagent des messages haineux sur Tipeee. Elle ne cache pas sa colère : « Au départ, Tipeee était l’endroit où la plupart des vulgarisateurs sont allés. Or, aujourd’hui, l’une des cibles de la fachosphère, ce sont les vulgarisateurs. Donc bien évidemment, ça m’embête. »
Dans la tête de nombreux vidéastes, il y a notamment le harcèlement vécu par le YouTubeur DanyCaligula et, plus récemment, l’attaque de Nota Bene par une partie de la communauté du Lapin Taquin, un autre Youtubeur apprécié de la fachosphère. Sa préoccupation principale est de lutter contre le « gauchisme » de la France, notamment par des vidéos véhémentes où il n’hésite pas à assimiler le « gauchisme » à une maladie mentale. Lapin Taquin est présent sur Tipeee où il gagne un peu plus de 250 euros par mois et ironise dans la description de ses contreparties : « Avec ce Tip vous franchissez une étape dans la domination blanche patriarcale. »
Sur ce sujet, le Directeur général de Tipeee a un discours clair. Il nous apprend que plusieurs personnes se sont déjà plaintes auprès de la direction de Tipeee de la présence de Raptor Dissident et les autres sur sa plateforme. À ces critiques, il avance l’argument récurrent de la neutralité des plateformes sur internet : « N’importe qui a le droit de créer une page Tipeee. À partir du moment où nos règles et conditions générales sont respectées et que personne n’a été mis en cause par la justice française sur un contenu, nous n’avons pas vocation à sélectionner les créateurs en fonction de ce qu’ils pensent. Nous ne sommes pas politisés, nous n’avons pas vocation à faire de l’éditorialisation, nous sommes un outil de collecte. »
La liberté d’expression est donc au cœur de leur activité. Pourtant, lorsqu’on lit leurs conditions générales d’utilisation, Tipeee spécifie noir sur blanc que le contenu haineux n’a pas sa place sur sa plateforme. Et quand bien même il serait toléré (et l’est, en pratique), Tipeee est un hébergeur soumis aux obligations du droit français. L’article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique estime que si une personne notifie l’hébergeur d’un contenu illicite, celui-ci doit agir promptement pour le retirer ou en rendre l’accès impossible.
Bannis de YouTube, mais pas de Tipeee
Lorsque nous demandons à Samuel Nomdedeu s’ils ont déjà banni des créateurs aux propos illégaux, le directeur botte en touche : « Nous suivons les plateformes d’hébergement. Si un YouTubeur s’est créé une page Tipeee et que YouTube décide de striker [supprimer] sa chaîne, nous n’allons pas forcément le bannir. Mais si le créateur ne produit plus de contenus, les gens ne vont plus donner, c’est assez simple. » Pas si simple, en effet : chassé de YouTube, Lapin Taquin continue ses productions virulentes sur des plateformes alternatives comme BitChute ou Gab.
Yann Merkado, le vidéaste qui pense que « derrière leur effroyable manque de testostérone et leur fragilité sous-humaine, les extrémistes de gauche nous mettraient tous au goulag si on leur donnait le choix » (source : un article sponsorisé par les tipeurs), a été suspendu de Twitter, de YouTube et l’est régulièrement sur Facebook. Tipeee est donc loin de suivre les autres plateformes, d’ailleurs souvent pointées du doigt et qui ont bien changé de position ces dernières années. Dans un échange après l’interview, Samuel Nomdedeu a tenu à préciser : « Éthiquement, nous n’avons pas à nous aligner .»
Camille peste : « Ils ne sont pas du tout dans l’optique de réviser leur politique. Pour eux, c’est : si ça rapporte de l’argent, alors ça mérite d’être là. »
Samuel Nomdedeu affirme que toutes les pages sont vérifiées a posteriori de leur création. « S’il y a du contenu contre nos règles, la page sera supprimée. »
De l’inefficacité du droit
Faut-il pour autant militer pour l’exil de ces créateurs ? Le vidéaste Gull du Hacking Social se veut plus nuancé. Selon lui, censurer ceux qu’il appelle des personnalités autoritaires serait contre-productif : « Les personnalités autoritaires comme Raptor Dissident jouent beaucoup d’un biais psychologique que l’on appelle la réactance. À chaque fois qu’ils seront censurés ou interdits, ils vont gagner en puissance et visibilité. »
Le vidéaste rappelle l’affaire du polémiste Dieudonné et comment l’interdiction de ses spectacles a considérablement accru sa visibilité. « Lorsqu’on prive une personne d’une information, elle sera bien plus attirée par celle-ci. Sur internet, on parle aujourd’hui de l’effet Streisand qui est en réalité une conséquence de la réactance. Non seulement la personne sera plus attirée par l’information censurée, mais, pire, elle va lui donner encore plus de crédit. » Les personnalités extrémistes gagneraient ainsi à voir leurs contenus censurés.
Parmi les Youtubeurs contactés, plusieurs ont relevé les lacunes de la justice française. D’après eux, si les contenus problématiques étaient plus souvent et mieux condamnés, Tipeee serait moins frileux à l’idée de faire fermer ces pages. Samuel Nomdedeu nous l’a rappelé à plusieurs reprises au cours de notre entretien : « Si même la justice française ne condamne pas des contenus ou des personnes, ce n’est pas nous qui allons le faire. »
Adel Jomni, expert auprès du Conseil de l’Europe, s’interrogeait fin 2017 sur l’avenir de notre système judiciaire et le recours de plus en plus fréquent à la « censure privée », c’est-à-dire lorsque des acteurs privés se substituent à l’autorité judiciaire : « Faut-il plus de répression ou faut-il revenir à un système de coopération des acteurs du numérique a minima ou poser de nouvelles bases légales à une action renforcée de leur part, dans le respect des principes de limitation des droits ? »
En d’autres termes, faut-il continuer à condamner (de manière lente et souvent insuffisante) les sites hébergeant de la haine ou faut-il, à l’aide d’une législation, leur conférer pouvoirs et devoirs renforcés ?
Des contenus conspirationnistes dans la catégorie « journalisme »
Au-delà des vidéastes qui partagent des contenus racistes, profèrent des insultes et soutiennent le cyberharcèlement, il y a un autre type de contenus soutenus par Tipeee : les vidéos conspirationnistes. « Tipeee est une boîte, l’argent n’a pas d’odeur et je suppose qu’ils s’en moquent », commente Victor*, un vidéaste influent, à ce propos.
Dari Beliakhov, propriétaire d’une chaîne d’histoire et d’archéologie, passe beaucoup de temps à « debunker » (discréditer) des pseudo-documentaires complotistes sous un format appelé Nettoyeur de Mythes. Il nous parle de ces créateurs qui, loin de vulgariser des sciences, propagent des théories complotistes maquillées en révélations, usant et abusant de la crédulité des gens.
Il prend l’exemple de Nuréa TV, une Web TV centrée sur le paranormal, qui gagne près de 2 500 euros par mois sur Tipeee. Lorsque l’on clique sur la catégorie journalisme de Tipeee, Nuréa TV est parmi les 10 premières occurrences. Dari sourit : « Quand on leur demande leurs sources, ils nous disent de faire nos recherches nous-mêmes … Bonjour le journalisme ! » Dans une émission du 7 février 2018, la Web TV met par exemple en avant Alien Project (39 000 euros récoltés sur Ulule), un projet qui aurait pour ambition d’étudier les « momies extraterrestres » de Nazca… Un hoax démonté par Dari et ses confrères.
Difficile de savoir si ces personnes sont réellement convaincues de ce qu’elles avancent ou si elles se moquent de leur public. Dans les deux cas, le résultat est le même : leur présence sur Tipeee et leur financement demeurent sources d’interrogations. D’autant plus qu’une proposition de loi très discutée est actuellement étudiée par les députés français, et définit ainsi une fausse information : « Toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable constitue une fausse information. » Le faux semble proliférer sur ces pages.
« Pour moi, Tipeee est en partie responsable », estime Dari. « Ils offrent une visibilité à ces pages. Des gens qui ne savent pas où tiper vont naviguer dans l’onglet Découvrir les créateurs et voir ces personnes en tête de liste. »
L’exemple n’est pas isolé. L’esprit Viking gagne 245 euros par mois pour produire des vidéos promettant « révélation sur l’histoire occultée de l’humanité, divulgation sur la science des anciens bâtisseurs. » Il affirme par exemple — sans source — que le Massacre de Verden est à l’origine des Vikings, n’hésitant pas à le qualifier de génocide. Il conseille finalement à son public d’ignorer l’ouvrage Les Vikings de Régis Boyer, ancien professeur de langues, littératures et civilisation scandinaves à Paris-Sorbonne, au profit du livre Les Vikings de Jean Mabire, un écrivain et militant régionaliste normand.
Bien qu’il ne gagne que 6 euros par mois, Thierry Casasnovas est aussi présent sur Tipeee. Il se décrit pourtant comme propagateur de la « bonne nouvelle de la régénération », fondant ses croyances dans la « capacité d’autoréparation et d’autoguérison » de l’être humain. Les dérives sectaires de son association ont été avancées par le Nouvel Obs et le vidéaste Lilian, alias le Roi des Rats.
Patrice Pooyard, à l’origine du pseudo-documentaire La Révélation des Pyramides (classée fiction dans le Registre du cinéma et de l’audiovisuel), a également pu réunir plus de 1 300 euros sur Tipeee pour financer ses diverses conférences sur Gizeh 2005, un autre « documentaire » conspirationniste.
« Quand je vois comment Tipeee réagit face au contenu haineux, si je leur dis qu’il y a des gars sur leur plateforme qui affirment que des aliens ont créé les pyramides je pense qu’ils vont me dire : ‘ Dommage, tant pis‘ », ironise Dari. Sans cacher son amertume.
8 % prélevés par mois
D’abord repaire des vulgarisateurs, Tipeeee s’est ensuite ouverte à toutes les catégories de vidéos, du journalisme au vlog en passant par la musique ou la littérature. Parmi les YouTubeurs interrogés, certains reprochent au site l’introduction de fonctionnalités contrevenant au principe de transparence que devrait véhiculer Tipeee.
Damien*, YouTubeur, nous parle de la possibilité de masquer le montant gagné par les créateurs. Une aberration, selon lui : « Il me semble normal que lorsqu’on fait un appel aux dons, à la générosité des gens, on soit transparent. C’est une plateforme où les gens donnent, pour des contenus qu’ils aiment, pas un abonnement au câble. » Il explique que certains créateurs, de peur de perdre des tips car ils gagnent beaucoup, en viennent à cacher leurs revenus. Un souci qu’il estime déplacé : « Dès l’instant où tu vois que le créateur parvient à dégager une marge, c’est normal que celui qui donne puisse juger si son don est toujours pertinent. C’est une simple question de respect. » Le tipeur devrait, selon lui, toujours pouvoir connaître ce montant afin de réévaluer sa contribution.
Tipeee prend une commission de 8 % TTC par don. Damien se demande si ce pourcentage régulier est justifié sur la longueur : « On a remboursé notre dette de visibilité à Tipeee, je pense que leur marge est faite : où sont les services qu’ils pourraient nous rendre ? Où sont les efforts de Tipeee pour mettre en avant les contenus intéressants ? » Gaël* rejoint cet avis : « Tipeee prend un pourcentage relativement élevé pour proposer son service en ligne. Dans leur stratégie marketing, Tipeee a probablement cherché à être vu auprès des vidéastes comme le copain et pas comme une entreprise. »
Qui paie la TVA ? Personne.
Beaucoup plus inquiétant : Tipeee est loin d’être clair sur sa politique fiscale. À l’inverse de Patreon ou Twitch, Tipeee n’inscrit aucune ligne de TVA sur les fiches de rémunération que reçoivent les YouTubeurs. Selon le droit français, le consommateur (le tipeur) doit payer cette taxe. Si l’on considère Tipeee comme le vendeur (puisqu’il met en relation créateurs et tipeurs), il est supposé récolter la TVA.
Pour toute explication, le site renvoie à sa rubrique questions juridiques et fiscales, qui est loin d’être claire. Si de prime abord, on dirait que l’entreprise a pensé à tout, dans le fond, elle ne donne aucune précision sur la collecte et le reversement de la TVA et renvoie la balle dans le camp des créateurs. Or, même si ces derniers étaient censés déclarer eux-mêmes la TVA, ils ne le pourraient pas, car Tipeee ne fournit pas de ligne « TVA » sur leurs factures.
En résumé : depuis la création de Tipeee en 2013, personne n’a récolté ni versé de TVA au fisc français.
Ce casse-tête, Nathan*, YouTubeur, le voit comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de tous les créateurs. D’autant plus que personne ne sait sous quel régime calculer cette TVA : un produit culturel en France est à 5,5 % de TVA. Sauf que la législation actuelle sur le e-commerce impose 20 % de TVA sur toute vente. Quel taux choisir ? Pareillement, un don en France est soumis à une TVA de 0 % … mais en la présence d’une contrepartie (ex. : la production de vidéo) peut-on encore parler de don, d’après l’article 1107 du Code civil ?
« La première fois qu’il y aura un procès là-dessus, le fisc va s’éclater »
« Je me demande si l’affaire Mediapart n’est pas en train de se répéter avec les plateformes de financement participatif », songe Nathan. En 2015, l’administration fiscale a réclamé 4,7 millions d’euros au site d’actualité à la suite de son redressement fiscal. Celui-ci portait sur la TVA appliquée par Mediapart entre sa création en 2008 et 2014, une TVA calquée sur celle de la presse papier à 2,1 %, alors que le site était supposé s’acquitter d’une TVA classique à 19,6 %. La loi a été modifiée en 2014 pour la presse en ligne, mais Mediapart était en situation irrégulière au regard du fisc pour la période antérieure. Nathan craint que le fisc ne vienne finalement rattraper les plateformes et que l’affaire retombe sur les créateurs, bien souvent inconscients de ce potentiel danger. « Je pense que la première fois qu’il y aura un procès là-dessus, le fisc va s’éclater », grimace-t-il.
Pour assurer ses arrières — comme Médiapart l’avait d’ailleurs fait — Nathan s’oblige à mettre de côté « une partie de ses dons pour le jour où on [lui] demandera la TVA. » « Le public ne sait pas que 20 % du don qu’il fait repart indirectement à l’État. De toute manière, comment est-ce que je déclare ça ? Je n’ai pas de ligne TVA, je ne la récolte donc pas vraiment. »
Le problème PayPal
Tipeee permet à ses utilisateurs de recevoir leur rémunération sur PayPal, ce qui les oblige à créer un compte pour recevoir les virements. Or, un compte Paypal est considéré comme un compte à l’étranger soumis à déclaration (la société est basée au Luxembourg). Cette jurisprudence fiscale a été confirmée dans une décision du 31 mars 2015 de la cour administrative de Bordeaux. La majorité des Youtubeurs qui utilisent le service ne le savent pas et n’ont pas été mis au courant par Tipeee. Ils n’ont donc n’ont rien déclaré et se trouvent dans l’illégalité.
« Les vidéastes nagent tous dans les déclarations juridiques et fiscales », juge Gaël. Mais ils sont rares à soumettre ouvertement leurs interrogations au fisc, de peur de s’exposer à des redressements — un exemple plutôt classique du rapport qu’entretiennent les contribuables avec l’administration fiscale : si je dis quelque chose, je vais forcément être contrôlé —.
« Les créateurs pourraient être inquiétés pour blanchiment de fraude fiscale »
Pour Frédéric Laurie, avocat et maître de conférences à la faculté de droit d’Aix-en-Provence, la situation semble préoccupante. Contacté par Numerama, il explique : « La plateforme pourrait être accusée de fraude fiscale et les créateurs inquiétés pour blanchiment de fraude fiscale ». Comment se protéger ? « Il est possible de passer par une procédure de rescrit fiscal ; obligeant l’administration à délivrer une réponse sur la situation d’un contribuable dans un délai de 3 mois. En cas de redressement fiscal, cette réponse est opposable. L’absence de réponse de l’administration vaut accord tacite (article L80 B du Livre des procédures fiscales). »
Contactée plusieurs fois, l’administration fiscale n’est pas revenue vers nous. Après une première interview, Tipeee n’a pas apporté de nouvelles réponses à nos questions supplémentaires sur le sujet, malgré plusieurs relances.
* Certains prénoms ont été changés.
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