L’Union européenne est à un tournant : c’est ce mercredi 12 septembre que la session plénière du Parlement européen doit trancher sur la très controversée proposition de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique. Or, en souhaitant créer de nouvelles obligations pour renforcer la protection du droit d’auteur, deux dispositions particulièrement redoutables ont vu le jour.
Article 11 : péril sur les liens
L’article 11 entend créer un droit voisin pour les éditeurs de presse, qui leur donnerait un droit « auxiliaire » au droit d’auteur. Selon Bruxelles, qui a présenté la proposition en septembre 2016, il s’agit ici de placer les éditeurs de presse « dans une meilleure position pour négocier l’utilisation de leurs contenus avec les services en ligne qui les utilisent ou en permettent l’accès et pour lutter contre le piratage ».
Mais cela pourrait avoir des effets désastreux dans la façon dont le net s’organise, ne serait-ce que pour Wikipédia. Avec l’article 11, un internaute voulant ajouter un article de presse dans un article sur l’encyclopédie en ligne, parce qu’il souhaite ajouter une source, devra d’abord demander la permission à l’éditeur pour le citer. Déraisonnable, si l’on connaît la façon dont Wikipédia fonctionne.
« Avec près d’un million de pages modifiées par mois, obtenir ces autorisations pour les centaines de sources ajoutées est du domaine de l’impossible », prévient l’association Wikimédia France. L’idée d’une dérogation pour Wikipédia a été avancée, mais c’est oublier les autres projets similaires à l’encyclopédie qui s’appuient aussi sur la presse pour exister, comme Wikidata ou Wiktionnaire.
Au-delà du cas Wikipédia, l’association s’inquiète d’une mesure qui va à l’encontre même de ce qu’est le web, à savoir des pages hébergées sur des sites et reliées les unes aux autres par des liens hypertextes. « Créer des liens hypertextes, citer de courts extraits et partager du contenu sont des composantes fondamentales d’Internet » et, in fine, de la liberté d’expression, rappelle-t-elle.
Au cours de l’été, plusieurs communautés d’internautes travaillant sur Wikipédia se sont d’ailleurs mobilisées pour sensibiliser le grand public, en fermant plusieurs versions locales de l’encyclopédie en ligne, pour illustrer de façon radicale ce que la directive copyright est susceptible de produire sur certains projets. Les sites fermés ont ensuite rouvert après le rejet du mandat de négociations de la commission des affaires juridiques.
« Créer des liens hypertextes, citer de courts extraits et partager du contenu sont des composantes fondamentales d’Internet »
Mais derrière l’article 11, il y a surtout la perspective d’une « taxe Google Actualités », qui a été mise en place en Espagne. Bruxelles, en présentant sa directive, avait pointé que le passage des médias au numérique « a eu une incidence sur leurs recettes publicitaires ». La suite est connue : la firme de Mountain View a préféré fermer son service Google News dans le pays, estimant qu’il n’était plus viable.
Malgré la fermeture de Google News en Espagne les éditeurs, notamment allemands, n’ont pas été dissuadés de réclamer une compensation financière pour afficher un résumé de l’article accompagné d’un lien. Et cela, alors qu’a été constatée la chute de la fréquentation sur les sites d’actualité, et le retrait de Google, parce que la firme jugeait que son agrégateur d’informations ne coûtait rien et apportait du trafic aux sites
Article 13 : filtrage automatique
L’article 13 prévoit d’obliger les plateformes à filtrer automatiquement les contenus mis en ligne, en employant des outils capables d’identifier et de bloquer les chansons ou les œuvres audiovisuelles avant même qu’elles ne soient visibles par les autres internautes. Ce serait un renversement de l’échafaudage juridique de la directive e-commerce de 2000, où les hébergeurs sont tenus de réagir avec célérité, mais a posteriori.
Les plateformes comme YouTube ou Dailymotion n’ont actuellement aucune obligation de filtrage a priori. Ce sont aux yeux de la loi des hébergeurs pour les contenus publiés par les internautes. En conséquence, ils doivent retirer le plus vite possible les contenus litigieux qui leur sont signalés par les titulaires de droits, et cela même si YouTube ou Dailymotion ont conçu des technologies de filtrage, comme Content ID.
Or, l’histoire a largement montré que ces outils sont faillibles. « Ignorant toutes les subtilités des comportements humains, ces outils censurent un peu tout et n’importe quoi au gré des bugs techniques, de critères mal calibrés et de logiques absurdes, et neutralisent au passage l’exercice légitime des exceptions au droit d’auteur (droit de citation, de parodie…) », observe La Quadrature du Net.
« La complexité du droit d’auteur, les différences entre pays et les exceptions au droit d’auteur, déjà difficile pour des humains, ne peuvent être correctement appréhendées par des algorithmes », abonde Wikimédia France. Car le droit d’auteur n’est pas absolu : il existe heureusement plusieurs exceptions qui permettent un usage plus ou moins modéré des œuvres de l’esprit.
Cette piste « reporte tous les équilibres de la régulation sur des outils automatisés, présentés en solution miracle »
Ce qui est à craindre, poursuit l’association, c’est de voir les plateformes opter pour un principe de précaution, c’est-à-dire préférer un filtrage plus large et plus dur, quitte à attraper des faux positifs dans les filets, plutôt que de risquer un conflit avec les ayants droit. Mais cela « réduira la diversité de ces plateformes en empêchant les personnes peu aguerries aux nouvelles technologies d’y participer ».
Surtout, complète La Quadrature du Net, cette piste « reporte tous les équilibres de la régulation sur des outils automatisés, présentés en solution miracle ». Cela n’est pas neuf : au-delà du droit d’auteur, l’approche algorithmique pour empêcher l’apparition de médias litigieux se manifeste aussi dans le cas de la lutte contre la propagande terroriste, mais aussi contre les contenus violents ou montrant de la nudité.
Levée de boucliers
Dès l’apparition de cette proposition de directive, les mises en garde se sont succédé.
« On n’aurait pas pu imaginer pire », avait déclaré, consterné, Joe McNamee, le directeur exécutif de l’European Digital Rights. « Nous avons besoin d’une réforme du droit d’auteur qui rend l’Europe adaptée au 21e siècle. Nous avons maintenant une proposition qui est un poison pour la liberté d’expression, un poison pour les entreprises européennes, et un poison pour la créativité ».
Même son de cloche du journaliste Glynn Moody, sur Ars Technica. Fin connaisseur des sujets liés au droit d’auteur, il disait déjà à l’époque que la proposition de directive est une « implémentation de la liste de vœux des vieilles industries du droit d’auteur, avec peu de réponses aux besoins des utilisateurs en ligne ».
Fin avril, 147 organisations qui ont appelé les États membres de l’Union européenne à mettre un coup d’arrêt à cette réforme, décrite comme « précipitée », « contenant de graves reculs pour les libertés » et poussée par un « sentiment artificiel d’urgence ». « Toute l’architecture du texte est à revoir », abondait l’April, qui promeut le logiciel libre, alors que la réforme menace justement cet écosystème.
Même le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection de la liberté d’opinion et d’expression, David Kaye, s’est mêlé au débat, le 13 juin. Il est ainsi revenu sur les deux articles les plus polémiques et demande à l’Union de veiller à ce que toute mesure en la matière soit conforme à la liberté d’opinion et d’expression, mais aussi aux normes relatives aux droits de l’homme.
Il reste désormais à savoir dans quelle direction iront les parlementaires européens.
On relèvera toutefois l’inconsistance de certains politiques face aux textes qu’ils votent à ne s’émouvoir des conséquences que lorsqu’elles les touchent. Comme le fait remarquer Rick Falkvinge, un activiste et entrepreneur connu pour avoir fondé le premier parti pirate, en Suède, des élus français d’extrême droite ont laissé éclater leur colère en découvrant que la totalité de leur chaîne YouTube a été neutralisée.
La raison ? Les filtres automatiques de YouTube ont détecté une possible violation de copyright. Et pourtant, ce sont ces mêmes élus qui s’apprêtent aujourd’hui à voter en faveur de cette directive, qui accroît la logique du filtrage et donc conforte les outils comme ceux qui ont rendu leur chaîne inaccessible.
(article mis à jour le 12 septembre en prévision du vote)
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